(…) Une autre fois, je plane ; littéralement, je plane ; comme un vautour ; je suis un vautour ; je vole lentement en larges cercles au-dessus de la table basse ; ma vision de vautour est perçante et je distingue parfaitement les détails de la pièce, la table, les chaises, les tapis, le poste de télévision et, dispersés au milieu du désordre, des corps à moitié nus, enchevêtrés, emmêlés sur le canapé, sur la table, sur le sol, des corps qui remuent lentement comme un nœud de serpents et parmi lesquels, je le reconnais au peignoir jaune qui l’embarrasse, il y a le mien.
Et puis, j’ai eu une vision. Insérée quelque part au milieu des images incohérentes et irrationnelles qui me sont restées en mémoire et de celles qui n’ont pas laissé de trace, j’ai eu une vision très précise. Une vision… je n’aime pas cette idée. Je n’avais pas cru un instant à la vision de Mansi. J’avais mis son récit sur le compte d’une idéalisation ou plutôt d’une rationalisation de son coup de foudre pour Bo. Que l’on puisse avoir une prémonition aussi précise, une vision aussi nette d’un instant à venir était en pleine contradiction avec mes certitudes rationnelles. S’il était possible à qui que ce soit d’avoir une vision de l’avenir, le sien ou celui d’un autre, cela voudrait dire que le futur existe déjà quelque part et qu’il est possible d’y avoir accès, et cela, je me refuse à y croire.
Malgré tout, malgré ma volonté de rationalisme, encore aujourd’hui, je suis persuadé d’avoir eu une vision. Elle n’a probablement pas duré plus de trois secondes, mais dans ce court espace de temps, des images claires, précises, rationnelles se sont imprimées pour toujours dans mon esprit.
Je suis dans un avion ; la cabine m’est familière ; c’est celle du Super Constellation de la Flying Tigers ; tous les passagers, moi compris, sont assis sur leur siège, courbés en deux, les mains passés sous les cuisses et la tête appuyée sur un coussin posé à plat sur les genoux ; on n’entend plus les moteurs mais, toutes les deux secondes, une sirène hurle un bref signal ; l’avion descend vite ; sur le siège à côté du mien, il y a une hôtesse ; c’est Carol ; sa tête est tournée de l’autre côté ; je contemple son petit calot bleu, ses cheveux, le léger duvet de sa nuque ; et puis elle se tourne vers moi et, dans son regard, je comprends que nous allons nous écraser.
« Ça, une vision, pourriez-vous me dire ! Mais, c’est à peine un cauchemar ! Un peu exacerbé par la drogue, peut-être, mais juste un cauchemar, un mauvais rêve, et c’est tout. Dans vos délires sous Sedona Special, on peut trouver les éléments propres aux rêves, c’est-à-dire, un mélange de réalités issues de votre passé, de fantaisies oniriques et de fantasmes psychologiques. La réalité : votre vraie fuite en avant depuis Santa Monica, la piste de ski familière du Signal, les corps sur le sol dans le salon, le Super Constellation des Flying Tigers. Les fantaisies : le dédoublement de personnalité, le volcan de l’Alpe d’Huez, la sortie de votre propre corps, la sensation de chute. Et pour finir les fantasmes : la présentation d’un journal télévisé, le ski extrême, les scènes orgiaques de la nuit, la peur de l’avion. »
« D’accord Docteur, vous répondrais-je si vous m’aviez dit ça. D’accord, mais tout d’abord, si j’ai effectivement non pas une peur mais une certaine appréhension, disons plutôt une intranquillité à prendre l’avion, je n’avais jamais ressenti un tel inconfort avant cette fameuse nuit de Barstow et c’est bien depuis cette date que je l’éprouve désormais à chaque fois que je m’envole. Ensuite, et c’est là qu’apparait pleinement l’étrangeté de mon cauchemar : vingt ans après cette folle nuit, je me suis trouvé exactement dans la situation que j’avais vécue en rêve : avion en descente accélérée, position d’urgence des passagers, hurlement régulier du klaxon d’alerte, regard angoissé de l’hôtesse de l’air à mon côté. C’est pour cela que, tout rationaliste que je suis, et quoiqu’il m’en coute, il m’arrive de qualifier mon expérience de vision. C’est compréhensible, non ? Bien sûr, ce n’était pas un Super Constellation, c’était un Boeing 707, l’hôtesse angoissée n’était pas ma Carol des Flying Tigers, et l’avion ne s’est pas écrasé. Mais, pour moi, encore aujourd’hui, et à mon esprit défendant, mon cauchemar reste une vision.
Mais l’avion des Flying Tigers ne s’est pas écrasé. En fait, il n’a jamais atterri. Il a dû rester en l’air, quelque part, indéfiniment, avec ma vision qui elle aussi en est restée là, en suspens dans l’éther, klaxon hurlant et tête sur les genoux, sans me laisser une chance de savoir si elle m’annonçait la scène du Boeing, laquelle s’est terminée par une fin heureuse comme vous pouviez vous en douter, ou si elle voulait m’avertir d’une scène semblable encore à venir et à l’issue ignorée.
J’ai fini par soulever une paupière. Une vive lumière m’a cogné très fort au fond de l’œil. J’ai refermé mon œil douloureux. Je suis resté comme ça quelques minutes à observer une étrange lueur jaune-orange et à réfléchir. Où suis-je, qu’est-ce que je fais là et même, pendant un instant, qui suis-je ? Et puis les réponses sont arrivées : j’étais moi, j’étais allongé sur le dos et cette lueur orange, c’était surement celle du grand jour. Lentement, en me protégeant de la main, j’ai ouvert un œil puis l’autre et, tournant prudemment la tête d’un côté puis de l’autre, j’a reconnu le salon de Mansi. Et tout est revenu : Mansi, ses amis, Brenda, Bob, Fran, tout l’alcool bu, l’herbe fumée, la poudre Hopi respirée, la nuit agitée… Je me suis relevé avec difficulté en m’appuyant sur le divan. Curieusement, les rideaux de la grande baie étaient ouverts. J’ai trébuché à travers la pièce pour aller les refermer. J’ai allumé la première lampe à ma portée. La pièce était parfaitement rangée ; plus une seule trace des folies de la nuit ; les chaises, les tables, les tapis, tout était en place ; pas un bruit dans la maison, même pas celui de la télévision ; personne dans le salon, personne dans la chambre, personne nulle part.
J’ai trouvé de quoi faire du café. J’ai allumé la télévision. Elle m’a dit qu’on était dimanche et qu’il serait bientôt trois heures. Toujours vêtu de mon peignoir jaune, je me suis effondré sur le canapé et j’ai regardé sans comprendre un match de baseball. Quand il a été fini, la télévision est passée sur une interminable série de publicité. Je me suis senti mieux et j’ai décidé de me secouer. Dans la salle de bain, mon pantalon, ma chemise et mes sous-vêtements pendaient au-dessus de la baignoire sur des cintres en fil de fer. Ils étaient secs. Je suis allé les poser dans la chambre et je suis revenu prendre une longue douche.
Rafraichi et reposé, vêtus de vêtements propres, rassasié de café, j’ai allumé une cigarette et j’ai entrepris d’inspecter la maison de Mansi. J’ai commencé par le placard où elle avait rangé mon sac. Il était toujours là, sous mon éternelle veste en daim, pendue à un cintre. Dans le sac, j’ai retrouvé toutes mes affaires, mes vêtements, mon revolver, mes cartouches, le dictaphone et même mon passeport. Rassuré sur ce point, j’ai poursuivi mon exploration.
A SUIVRE