Go West ! (78)

(…)Et le dictaphone ? Ah ! Le dictaphone ? Eh bien, mais… ça venait d’une pièce de théâtre… de Steinbeck, oui c’est ça, de Steinbeck, Mort d’un Lion de Montagne ; quand j’étais à Flagstaff, j’avais rencontré une fille qui devait jouer la pièce avec une troupe amateur ; j’avais enregistré le monologue pour aider la fille à l’apprendre ; comme elle admirait Marylin, elle essayait de jouer comme elle ; pas plus compliqué que ça !
Voilà ce que j’allais raconter à Mansi et Fran et tout le monde serait content. On pourrait continuer à fumer, à boire et à faire la fête. Mais encore une fois, ça ne s’est pas passé comme ça. Pas du tout comme ça…

Ça ne s’est pas passé comme ça parce que, au moment où je commençais à raconter le vol du pick-up, Bob et Brenda sont entrés dans la chambre. Bob a allumé la lumière et pris un temps pour contempler le tableau que nous formions, Fran et Mansi, assises sur le lit côte à côte, adossées au mur et le drap du dessus remonté jusqu’aux épaules, et moi, assis de biais au bout du lit, toujours vêtu de mon peignoir trop grand. Brenda avait posé sur ses épaules la grande chemise à carreaux que Bob portait hier soir en arrivant. Lui, il avait noué une serviette de bain autour de sa taille.
Bob a dit que nous n’avions pas vraiment l’air de prendre du bon temps.
— D’ailleurs, nous non plus, ajouta-t-il aussitôt. Bren et moi, on a fait plusieurs fois le tour de la question, et on commence à s’emmerder pas mal.  Pas vous ?
Sans attendre la réponse, il nous a dit qu’il était temps de passer à autre chose. Justement, il avait dans son sac un truc sensationnel, un truc que lui avait refilé un type qui venait d’Arizona, un routier qu’il avait croisé dans un bar à Winslow.
— On appelle ça le HSS, à précisé Bob, le Hopi Sedona Special.
— Je connais, a dit Mansi, mais j’ai jamais essayé. Tu en as ?
— Évidemment !
— Évidemment… a répété Fran. Et qu’est-ce que c’est ? Une herbe, une pilule, une injection ? Tu sais bien que je veux pas de piqûre !
— C’est une poudre. C’est fabriqué je sais pas comment, mais c’est rien que des produits sains. Forcément, les indiens… Ils s’en servent quand il font la danse des serpents pour calmer les bestioles, mais pas que pour ça bien sûr ! Ça se prend en groupe, parce que c’est plus marrant, et ça a des effets super ! J’ai essayé avec le type de Winslow et une toute une bande de ses copains. On s’est marré comme des fous. Brenda est partante pour s’éclater, bien sûr. Mais plus on est de fous… alors, Bren et moi, on aimerait bien faire ça avec vous ? OK ?
Mansi et Fran ont dit oui tout de suite. Mais moi, j’hésitais. Ce truc indien, le Sedona Special, ce n’était pas comme le hasch ; je n’en avais jamais entendu parler ; peut-être que ça ravageait le cerveau, comme les champignons, peut-être que ça te rendait toxico du premier coup…  Ça me faisait un peu peur. Mais est-ce que je pouvais refuser quand tous les autres étaient d’accord ? Et puis, ça m’évitait de raconter la suite de bobards que je venais de préparer. Alors j’ai fait comme si j’étais d’accord.

On est tous sortis de la chambre et on s’est rassemblés autour de la table basse. Bob a fouillé dans les placards jusqu’à ce qu’il trouve un petit plat en terre cuite qui lui convienne. Il l’a posé devant nous ; il a versé dedans une petite poignée d’une poudre marron et puis il a frotté de son ongle une de ces grosses allumettes en bois qu’il a laissée tomber sur la poudre. Nous observions, silencieux, recueillis. Le petit monticule marron ne s’est pas enflammé tout de suite, mais c’est au moment où l’allumette allait s’éteindre qu’une petite fumée noire et fragile a commencé à monter du flanc du volcan minuscule. Pendant deux ou trois secondes, Bob a soufflé tout doucement dessus pour attiser le feu. La fine colonne noire s’est épaissie, elle a pris de la vitesse puis s’est stabilisée. Bob a balayé la colonne de sa main pour disperser la fumée vers nous. Une odeur sucrée, un peu écœurante, comme celle de la guimauve, envahissait la pièce. Bob s’est penché au-dessus de la table, il a inspiré un grand coup avec gourmandise et il nous a fait signe que c’était notre tour
— Et maintenant, bon voyage !
Juste avant d’inspirer, Fran a demandé :
— Qu’est-ce c’est censé nous faire comme effet ?
— Impossible à dire, ça dépend des personnes. Mais t’en fais pas, c’est rien que du bon.
Ils ont tous inspiré un bon coup. Moi aussi.

Écœurant, l’odeur ! J’ai toussé, très fort, une seule fois, mais j’ai bien cru que j’allais vomir. Je me suis rejeté en arrière sur le canapé et ça s’est calmé. J’ai regardé les autres : les yeux fermés, concentrés, ils dodelinaient de la tête, sans doute à la recherche de leurs sensations.
Fran a été la première à partir. A bouche fermée, elle s’est mise à chanter une sorte mélopée. On aurait dit le boléro de Ravel. Et puis, très vite, elle s’est levée en arrachant la serviette de bain de la taille de Bob et s’est mise à improviser une danse des sept voiles. Elle chantait de plus en plus fort, toujours la même mélodie. Ses mouvements devenaient de plus en plus violents, de plus en plus saccadés au rythme du boléro. C’était beau.
Le suivant, ça a dû être moi, parce qu’à part le début de la danse de Fran, je ne me souviens pratiquement plus de rien. Je ne sais pas comment le boléro s’est achevé, je ne sais pas quand les autres ont décollé ni ce qu’ils ont fait comme voyage. Du mien, les rares souvenirs que j’ai gardés sont souvent incohérents. Par exemple, je me souviens assez bien d’une persistance d’images abstraites et confuses, volutes aux couleurs foncées, vertes et rouges, s’enroulant interminablement sur elles-mêmes au son de cent violons jouant faux tous en même temps. Parfois aussi, et de façon récurrente, je voyais un serpent me traverser le crâne, lentement, ondulant sans effort à travers mon cerveau. C’était assez désagréable mais sans douleur, juste un mauvais moment à passer. Mais j’ai aussi gardé en mémoire certaines petites scènes venues se placer entre deux séances de volutes sombres ou de serpent crânien, sortes d’histoires très courtes, à peine plus que des instantanés, sans réel début ni véritable fin, mais dotées de leur propre logique.
Je regarde la télévision ; c’est encore un présentateur qui revient sur l’affaire Marylin Monroe ; il dit qu’un célèbre acteur hollywoodien a eu en sa possession un enregistrement de Marylin ; elle annonçait qu’elle allait se suicider à cause de Kennedy ; mais la cassette a été volée par un Français, actuellement en fuite du côté de Bakersfield ; le type dans le poste assure que son arrestation n’est plus qu’une question d’heures ; et le type dans le poste, c’est moi !
À un moment, je fais du ski ; j’ai toujours aimé ça, faire du ski ; ça commence à l’Alpe d’Huez, sur le Signal, cette grosse bosse qui ressemble à un volcan éteint ; la piste est difficile, verglacée, mais bientôt le sommet explose sans bruit et la lave coule le long de la pente ; la descente devient plus facile, comme si je skiais sur de la neige rouge sombre, un peu lourde, mais agréable, tiède.
Une autre fois, je plane ; littéralement, je plane ; comme un vautour ; je suis un vautour ; je vole lentement, très haut, en larges cercles au-dessus de la table basse ; ma vision de vautour est perçante et je distingue parfaitement les détails de la pièce, la table, les chaises, les tapis, le poste de télévision et, dispersés au milieu du désordre, des corps à moitié nus, enchevêtrés, emmêlés sur le canapé, sur la table, sur le sol, des corps qui remuent lentement comme un nœud de serpents et parmi lesquels, je le reconnais au peignoir jaune qui l’embarrasse, il y a le mien.

A SUIVRE

Une réflexion sur « Go West ! (78) »

  1. C’est l’avis éclairé d’un toubib spécialiste des substances psychédéliques qui nous intéresserait ici, hein Lorenzo?

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