— Ça va, Phil ! dit Mansi sans me regarder. Tu as bien dormi ?
— Ça s’est bien passé avec Brenda ? demande Fran en pouffant dans son oreiller.
Phil ! Elle a dit Phil ! Je bafouille quelque chose comme :
— Pourquoi tu m’appelles comme ça ?
— Phil, c’est pas le diminutif de Philippe ? demande-t-elle, les yeux toujours au plafond.
Je m’approche du lit. Le petit livre ouvert devant Fran, c’est mon passeport.
— Donne-moi ça ! Tu n’as pas le droit…
Je me suis penché en avant vers Fran en essayant d’attraper le petit livre bleu, mais elle a été plus rapide que moi : elle a glissé mon passeport sous son ventre.
— Viens le chercher, dit-elle en affectant un air provocateur.
— Écoute, Fran. Je n’ai pas envie de jouer. C’est mon passeport, c’est important, rends-le-moi !
— Sinon ?
Je ne sais plus quoi faire, alors j’attrape vivement son bras et entreprend de la retourner sur le lit pour dégager le passeport. Fran n’est pas bien lourde et ça ne m’est pas bien difficile de la mettre sur le dos. Elle n’est pas lourde mais elle est souple et dans le mouvement où je la retournais, elle a saisi le passeport d’une main qu’elle a glissée derrière son dos en riant.
— Sinon… ? répète-t-elle.
Je tombe à genoux au bord du lit et plonge sur elle. Je vais pour passer une main sous son dos vers mon passeport quand une image surgit dans ma tête. Cette image, c’est moi, furieux, vêtu seulement d’un peignoir mal fermé, penché sur une jeune femme nue allongée sur un lit, et prêt à l’enfourcher pour la forcer à lâcher ce qu’elle tient dans sa main. Un grand froid me saisit et je me fige dans mon mouvement. Au même moment, Mansi a bondi. Elle s’est dressée sur ses genoux, prête à protéger Fran. Elle crie :
— Phil ! Arrête ! Arrête !
Mais déjà je me suis relevé, les muscles de mon dos se sont relâchés. Petit à petit, je reprends une respiration normale.
— Je suis désolé… je ne voulais pas… je voulais seulement… je suis désolé.
Subitement, je n’ai plus froid du tout. Au contraire, j’ai trop chaud. J’ai l’impression d’être rouge comme un coquelicot. Aussi fragile aussi. Et parfaitement ridicule. Et me voilà, les bras ballant, confus, ne sachant plus que dire ni que faire, devant ces deux femmes qui me regardent, l’une, plutôt souriante, c’est Fran, et l’autre, tout à fait en colère, Mansi.
Mais, à son tour, Mansi se détend.
— Écoute, Philippe, dit-elle, adoucie. Tu as l’air idiot comme ça. Alors, tu vas fermer ton peignoir, tu vas t’asseoir au bout du lit et tu vas nous raconter ce que tu fais ici.
Je mets quelques secondes à réagir mais je finis par obéir. Elles se sont adossées aux oreillers, ont remonté le drap sur leur poitrine.
— On t’écoute, a dit Mansi.
J’ai retrouvé mes esprits et je réfléchis à ce que je vais leur dire. Pour gagner du temps, je demande une cigarette. Mansi m’envoie le paquet de Winston au-dessus du lit. Je prends tout mon temps pour en extraire une cigarette et l’allumer avec la pochette marquée « Jenny’s Grill » qui est glissée sous la cellophane. Et puis je me lance :
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il n’y a rien à raconter. Je suis juste un étudiant français qui fait du stop aux USA pendant ses vacances, voilà !
Je sais bien que je ne pourrai pas tenir longtemps avec ça, mais je voulais juste gagner un peu de temps.
— C’est tout ?
— Ben oui, c’est tout. Je fais du stop, je vois du pays. Il y a des gens qui me prennent en voiture, il y en a qui me proposent de dormir chez eux, alors j’y dors, il y en a d’autres qui me fichent dehors, alors je pars. Dans trois semaines, il faudra que je sois à New York pour prendre mon avion pour Paris. Alors, je partirai. C’est tout.
J’étais content : j’avais réussi à faire comprendre à Mansi que je ne comptais pas rester chez elle toute ma vie. Ça n’a pas eu l’air de l’attrister du tout. Elle a changé de ton :
— Écoute, Phil, j’aimerais que tu arrêtes de nous raconter des âneries. Tes gentilles petites histoires de gentil petit français qui passe ses vacances à traverser l’Amérique en autostop, ça va bien cinq minutes. Il faudrait quand même que tu m’expliques pourquoi quand je t’ai vu l’autre soir, tu te cachais de la police, pourquoi tu m’as donné un faux nom, pourquoi tu gardes un Colt dans ton sac… Et aussi ce que c’est que cet enregistrement sur ton dictaphone. Allez, vas-y ! On t’écoute.
Mansi avait fouillé dans mes affaires. Elle avait découvert beaucoup de choses, mais pas tout, heureusement. Il fallait que je trouve très vite une histoire qui puisse coller avec ce qu’elle savait.
Pour ce qui était du revolver, c’était facile ; il me suffirait de dire la vérité : j’aimais bien les armes, surtout les revolvers ; en France, on ne pouvait pas en acheter librement ; ici, aux États-Unis, c’était courant. Je ne connaissais pas la réglementation sur la possession des armes en Californie, mais je me doutais que dans une petite ville comme Barstow, en plein milieu du désert des Mojaves, la possession d’un Colt ne devait choquer personne. Bon, la question du P .38 était réglée. Mais ce n’était pas le point principal, et de loin, et ce n’était sûrement pas par là qu’il fallait commencer mes explications. La vraie question, c’était la police. Pourquoi m’étais-je jeté par terre au passage de la voiture de flic devant chez Mansi ? Prétendre plus longtemps que j’avais trébuché était idiot, et Mansi ne l’était pas, idiote. J’avais donc voulu me cacher des flics. Pourquoi ? Raconter la vérité, dire que la semaine dernière, j’étais sur les lieux du suicide de Marylin, que je m’étais échappé d’une voiture de police, que j’avais ramassé un dictaphone caché sous la Rolls-Royce de Peter Lawford, que Marylin Monroe y avait enregistré un message d’adieu expliquant son suicide, et que depuis, je fuyais devant ce qui était peut-être la police, le FBI, la CIA ou les services de la Maison Blanche ? Et puis quoi encore ? Une tempête de neige à Los Angeles ? Des petits hommes verts venus d’ailleurs ? Impossible, trop compliqué ! Mansi ne me croirait jamais… et si par extraordinaire elle me croyait, est-ce que, devant l’énormité de l’affaire, ce ne serait pas trop tentant pour elle ou pour ses amis d’aller tout raconter à la police ou, plus vraisemblablement, à des journalistes, ce qui pour moi serait revenu au même. Non, c’était trop dangereux. Je ne pouvais pas prendre un tel risque.
Alors pourquoi la police me cherchait-elle à Barstow ? Parce qu’un flic de Santa Monica avait cru que je voulais le soudoyer avec un billet de 100 dollars ? Peu crédible ! Un flic m’aurait poursuivi sur plus de 200 kilomètres ? Quatre heures de route pour une petite affaire comme ça ? Allons donc ! En dehors de sa circonscription, en plus ? Impossible ! Alors peut-être parce que j’avais volé une voiture ? C’était ça : j’avais volé une voiture du côté de Bakersfield et je l’avais abandonnée sur la route une dizaine de miles d’ici. Les flics de Barstow l’avaient trouvée et ils cherchaient le voleur. Ça, c’était crédible. Et en plus, j’étais prêt à parier que Mansi et sa bande n’y attacheraient pas plus d’importance que si j’avais chapardé une boîte de kleenex dans un supermarché. Voilà, j’allais raconter que j’en avais marre d’attendre qu’un ride veuille bien me prendre dans la banlieue de Bakersfield et que j’avais sauté sur une occasion : un pick-up que son conducteur avait laissé le long du trottoir, clés sur le contact, pour aller acheter une glace au drugstore d’en face ; manque de chance, j’étais tombé en panne d’essence avant Barstow sans pouvoir dissimuler la voiture quelque part… Et voilà pourquoi je me cachais des flics ; vraiment pas de quoi en faire une histoire. Enfin, pour ce qui était de Jay, Jérôme, mon faux nom, c’était une ânerie de ma part, mais il fallait comprendre : j’étais épuisé, affolé, alors j’avais dit n’importe quoi ; je regrettais de lui avoir menti ; il fallait qu’elle m’excuse. Et le dictaphone ? Ah ! Le dictaphone ? Eh bien, mais… ça venait d’une pièce de théâtre… de Steinbeck, oui c’est ça, de Steinbeck, Mort d’un Lion de Montagne ; quand j’étais à Flagstaff, j’avais rencontré une fille qui devait jouer la pièce avec une troupe amateur ; j’avais enregistré le monologue pour aider la fille à l’apprendre ; comme elle admirait Marylin, elle essayait de jouer comme elle ; pas plus compliqué que ça !
Voilà ce que j’allais raconter à Mansi et Fran et tout le monde serait content. On pourrait continuer à fumer, à boire et à faire la fête. Mais encore une fois, ça ne s’est pas passé comme ça. Pas du tout comme ça…
A SUIVRE