Go West ! (71)

« (…) Mais quand il est revenu, il avait pris du grade et il a été affecté à Fort Irwin, tout près d’ici. Au bout d’un an, il a emprunté pour acheter une maison, cette maison. Pendant des mois, on a passé nos week-ends à la réparer, la repeindre, à la meubler. De temps en temps, des amis venaient nous aider. Alors, on leur organisait un barbecue pour les remercier. On buvait de la bière, on chahutait. Bo avait 39 ans, j’en avais 25.  On avait tout ce qu’il fallait pour être heureux… On l’était. Et puis la guerre de Corée est arrivée. Bo a tout de suite signé. Il est parti au printemps 51. « 

Mansi s’est tue. Au bout d’un moment, elle s’est assise au bord du lit pour allumer une cigarette. Et puis elle restée comme ça, assise, de longues minutes, sans rien dire, à regarder droit devant elle. De temps en temps, elle levait la tête et soufflait au plafond un long panache de fumée grise. Depuis le salon, la télévision faisait entendre une cacophonie ininterrompue de sifflements, d’explosions, de roulements de tambours et de coups de cymbales. Sans doute un dessin animé… Je n’osais pas parler, je n’osais pas lui poser de question parce que je commençais à deviner les raisons de son silence. J’ai quand même fini par me décider : je me suis levé, j’ai fait le tour du lit et je me suis assis à côté d’elle. J’ai allumé une cigarette, j’ai soufflé la fumée devant moi et je lui ai demandé :
— Ça va ?
— Ça va, ça va…
— Bo n’est pas rentré, c’est ça ?
— Il est mort là-bas, en décembre.

Je ne savais pas quoi dire, alors j’ai voulu lui caresser le dos. C’était juste un geste affectueux que je voulais faire, un signe de compassion, mais elle a dû prendre ça autrement parce qu’elle s’est dégagée en secouant les épaules et qu’elle est partie vers le salon en grondant :
— Ah non ! Pas maintenant !
Et puis elle a refermé la porte sur elle.

Je restai seul dans le noir, assis au bord du lit, à fumer ma Winston extra-longue, à ne penser à rien… Bo, la Corée, le rocher de l’Homme-Silence, l’initiation avec Pahana, la guerre en Allemagne, la première voiture de Mansi, ça tournait, ça tournait… À un moment, je me suis surpris en train de me dire : « Ben, au moins, je suis tranquille, le mari ne risque pas de nous tomber dessus… » Alors, tout de suite, je me suis engueulé : « T’es un peu salaud quand même ! Ce pauvre soldat est parti trois ans de chez lui pour libérer la France, il s’est fait tuer pour l’Occident en se battant contre les Russes et les Chinois… il avait l’air d’un bave type, Bo… et toi, tu te réjouis qu’il soit mort parce que, comme ça, tu peux coucher tranquille avec sa femme… non, mais quel salaud ! » Mais je n’aime pas rester longtemps fâché avec moi-même, alors je n’ai pas tardé à me faire une raison : « Bon, bon, d’accord, ça n’est pas très gentil, mais tu n’y es pour rien s’il est mort. Alors, dors tranquille. Il ne viendra pas… » Mais tout de suite, « Mais quand même, quel salaud tu fais ! » Agiter ces pensées contradictoires a dû finir par m’endormir, parce que quand je me suis réveillé, Mansi n’était plus là.

Elle avait pris mon geste maladroit de compassion, la caresse de ma main sur son dos nu, pour un appel à reprendre nos ébats, et ça l’avait choquée. Elle s’était dit : « Je lui raconte la mort de mon mari, l’homme avec qui j’ai passé douze années de bonheur, et ce connard ne pense qu’à me sauter dessus encore une fois. C’est bien un Français, tiens ! » Alors, elle était partie en pleurant de déception. Elle avait probablement roulé dans la nuit pendant des heures en écoutant de la musique country. Ou alors, elle était allée chez une amie ; elle l’avait réveillée en pleine nuit et, toutes les deux dans la cuisine, elles avaient bu une bouteille de vin en se lamentant sur la grossièreté des hommes. Elle allait rentrer tout à l’heure en me demandant de partir immédiatement de chez elle, et une fois de plus, je n’aurai plus qu’à attraper mon sac et rependre la route. C’est dommage, je serais bien resté encore un peu. Mon sac ! A propos, où est-il passé, mon sac ? Et mes vêtements ? Où sont-ils mes vêtements ? Je ne les avais pas vus depuis que je m’étais déshabillé pour prendre mon bain d’hier soir. Je me levai d’un coup, pris d’une angoisse inexplicable. Mansi était partie avec mon sac et tous mes vêtements ! Dieu seul savait quand elle allait revenir ! Maintenant, j’étais nu, à sa merci ! Mais pourquoi est-ce qu’elle faisait ça ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Je commençai à paniquer mais une petite voix intérieure ne tarda pas à me souffler qu’encore une fois, j’étais en train de me créer un personnage et que cet affolement était ridicule. Presque rassuré, je traversai la pièce obscure pour aller soulever un coin de rideau. Dehors, c’était grand jour, grand soleil. La lumière était éblouissante et me fit tout de suite mal au fond des yeux. Je laissai retomber le rideau et enfilai le peignoir jaune en avançant vers la porte du salon. Il y régnait la même pénombre que dans la chambre. Je trouvai un interrupteur près de la porte. Un lampadaire près du canapé s’alluma. La pièce était impeccablement rangée. Il n’y avait plus de trace de notre soirée de la veille : plus de verres sales, plus de bouteilles vides, pas un seul carton de chez Jenny’s ; les cendriers étaient vides et propres. Un souffle monta dans la télévision tandis qu’une tempête de neige naissait sur l’écran. Je contournai le canapé pour éteindre le poste mais je me figeai avant de l’atteindre : Mansi était là, sur le canapé, étendue sur le dos, la nuque appuyée sur un tapis de selle roulé, les bras posés le long de son corps sur la couverture indienne qui la couvrait jusqu’aux pieds. La pose évoquait celle d’un gisant, mais sa bouche était entrouverte et son visage détendu. Elle dormait. Je restai un moment immobile, à la contempler. On lui aurait donné vingt ans.

Ma montre était arrêtée mais à la télévision, où il avait enfin cessé de neiger, il était onze heures du matin. Un moment, j’hésitai à la réveiller, mais je décidai de me mettre plutôt à la recherche de mes affaires. Pas de sac ni de vêtements dans la chambre ; dans le salon non plus. Par contre, je trouvai devant la porte d’entrée une nouvelle cargaison de cartons de chez Jenny’s Grill et de bouteilles de Chianti, au moins trois fois plus que la dernière fois. Il y avait même deux six-packs de Budweiser. Ça pouvait être bon signe et mauvais signe à la fois ; bon signe parce que cela voulait sans doute dire qu’elle n’allait pas me jeter dehors tout de suite, mauvais signe parce qu’elle comptait peut-être me garder longtemps chez elle. Bon, on verrait. J’entrai dans la salle de bain. Mon jean, ma chemise, mes chaussettes, mon caleçon étaient dans la baignoire, trempant dans une eau grisâtre. Deux minutes plus tard, je trouvai mon sac, ma veste et mes chaussures sagement rangés dans l’un des placards de la cuisine. Mais dans ma fouille, j’avais aussi trouvé dans un autre placard, suspendus sur des cintres en fil de fer et recouverts de housses en papier, des vêtements d’homme, jeans, pantalons, t-shirts et chemises, civils et militaires. Alors ? Mort ou pas mort, Bo ? Il faudrait qu’on parle, Mansi et moi.

A SUIVRE

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