Il y a bien longtemps, à l’occasion de l’anniversaire d’un ami, j’avais écrit un bref discours dont le sujet était la vieillesse. A cette époque lointaine, la vieillesse, je n’y croyais pas, et j’avais bâti mon texte plutôt gaiment autour de cette idée : la vieillesse, ça n’existe pas.
Une douzaine d’années a passé et, aujourd’hui, je découvre que je ne pourrais plus écrire quelque chose d’aussi stupide. Et voici pourquoi…
Un jour, c’était il y a quelques années déjà, j’ai participé à un diner de Promotion (je ne parle pas ici d’une action commerciale mais d’une réunion d’anciens élèves). Ce repas avait lieu au premier étage d’un restaurant qui faisait face au Centre Pompidou (Je place ici cette précision seulement pour pouvoir vous dire qu’il ne faut pas y aller ; dans ce restaurant, pas au musée). J’étais arrivé parmi les derniers dans la salle où un apéritif était servi. Sur la quarantaine de membres de cette promotion, une trentaine était là, et cette forte proportion m’était apparue comme de bon augure pour la soirée. Mais une fois passée cette bonne surprise, j’en eu une autre, plus surprenante encore, moins plaisante toutefois : je ne reconnaissais pratiquement personne. C’était une assemblée de vieillards qui errait devant moi, verre en main, dansant d’un pied sur l’autre dans un embarras évident. Longues barbes grises, crânes chauves, épaules tombantes, bedaines proéminentes se faisaient face par petits groupes. Les accoutrements étaient à l’unisson des silhouettes : chemises boutonnées serré, cravates clubs usées, pulls jacquard sans manche tricotés main, vastes costumes bleu marine lustré ; et je ne dirai rien des manteaux, chapeaux et parapluies restés au vestiaire. Je m’approchai d’un groupe et engageai une conversation prudente, incapable que j’étais de mettre un nom sur les visages, dont je dois reconnaitre que certains affichaient la même perplexité devant mon apparition dans leur petit cercle.
Vous ne serez sans doute pas surpris d’apprendre qu’à cet instant me revint en mémoire un passage de La Recherche du Temps perdu, car vous savez depuis longtemps qu’avec moi, Marcel Proust n’est jamais loin. Ce passage, c’est celui où le Narrateur, invité par le Prince de Guermantes, raconte son entrée dans le grand salon où se trouve une assemblée de gens du monde qu’il a tous très bien connus des années auparavant. Beaucoup de temps ayant passé sur eux, il ne les reconnaît pas et croit se trouver dans une réunion où, par jeu, les gens se seraient fait une tête de manière à ressembler à des vieillards.
« (…) À ce point de vue(1), le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et, bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation(…) »
Bien sûr, l’illusion d’un déguisement ne dure que le temps nécessaire à Proust pour décrire dans un style plein de cruauté et d’humour une demi-douzaine de vieillards plus ou moins délabrés ou ridicules. Cependant, et grâce à quelques points de ressemblance de ses anciens amis avec la nouvelle forme qu’ils avaient prise, et aussi grâce à leurs voix, demeurées inchangées, le Narrateur finit par les reconnaitre les uns après les autres.
Eh bien, ce soir-là, pendant ce prélude à notre diner de promo, je me suis retrouvé dans une situation pratiquement identique à celle du Narrateur, bien que je doive à la vérité de dire que cette redécouverte de mes camarades ne fut pas pour moi aussi difficile que la sienne.
Pour solder une autre dette que j’ai envers la vérité, il faut que j’ajoute que les points de similitude de ma situation avec celle du Narrateur ne se limitent pas à ceux que je viens de décrire. En effet, un peu plus tard dans le roman, à quelques réflexions que lui font ses amis, le Narrateur, qui se considérait toujours comme un jeune homme, réalise que lui aussi est devenu vieux.
« (…) Et maintenant(1) je comprenais ce qu’était la vieillesse – la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père (…) »
C’est pourquoi, quand elle dit que la vieillesse, c’est dans la tête que ça se passe, elle se gourre une fois de plus, la sagesse populaire !
C’est la jeunesse qui reste dans la tête… jusqu’à ce qu’on se rende à un diner de promo.
(1) A la Recherche du Temps perdu – Le Temps retrouvé – Une matinée chez le Prince de Guermantes – Marcel Proust
P.S. — À la nième relecture de ce texte inquiétant, je m’aperçois qu’il présente tant de similitude avec un article publié il y a à peine plus de trois ans (“Un diner de promo ») que c’en est gênant.
Ce n’est pas la première fois que je fais de la rediffusion mais, en général, c’est en pleine conscience. Mais cette fois-ci, ce « Diner de Promo » précédent qui raconte strictement la même histoire, je l’avais oublié totalement.
Vous aussi ?
C’est vrai que vous avez pris un coup de vieux, ces temps-ci.
Reprenant un vers de Victor Hugo, je dirais que celui qui n’a pas été capable d’être jeune n’est pas capable d’être vieux, il lui manquera la nostalgie de jadis pour avoir l’espérance de demain. Philosophique, hein? Mais aujourd’hui c’est Dimanche …
PS: le vers de Victor Hugo est: qui n’est pas capable d’être pauvre n’est pas capable d’être libre.
Rien de tel qu’un dîner de promo, par exemple, pour se rendre compte que ce sont les autres qui ont terriblement vieilli comme au regard d’une vieille photo en N&B, jaunie, vieillie, racornie, moche quoi, alors que soi ne se voit pas tel, peut être par la force du souvenir de la vie antérieure et ses projections (d’accord avec le rappel du blog ancien). Ça me fait penser au Portrait de Dorian Gray, ce grand roman de Oscar Wilde dans lequel c’est le portrait sur le tableau qui vieillit alors que le sujet peint des années plus tôt reste jeune.
Que les jeunes, s’ils me lisent un jour, aillent donc voir cet article :
https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=107
Ça les rassurera peut-être.
Que les vieux qui me lisent pendant qu’il en est encore temps osent dire qu’ils n’ont jamais éprouvé ce sentiment étrange relaté par le petit Marcel : « (…) jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père »
Merci d’alerter les jeunes et de les démoraliser