(…) Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret : chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague des vacanciers de la veille au soir.
Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois : plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. D’un signe, je la libère et elle court vers l’eau. Si la marée est basse, elle passe sans ralentir au milieu de groupes de mouettes qui s’envolent à regret. C’est à peine si elle infléchît sa course pour obliger à décoller un ou deux oiseaux retardataires. Arrivée à l’eau, elle se met à trotter en levant haut les pattes puis elle nage tranquillement vers le large en relevant la tête au passage des vagues. Très vite, elle fait demi-tour et ressort de l’eau en s’ébrouant. Parfois, elle se roule dans le sable.
Nous pouvons maintenant commencer notre promenade. Souvent, il fait beau et frais. Alors, j’accroche mes chaussures aux deux bouts de la laisse qui pend de chaque côté de mon cou pour avoir les mains libres et pouvoir marcher pieds nus dans l’eau et le sable. Sari reprend son incessante quête de ce qu’il peut y avoir à manger sur ou sous le sable. De temps en temps, nous passons sous la ligne tendue d’un pêcheur au surf casting, et je dois déployer tout mon vocabulaire gestuel pour éviter que Sari ne ravage sa provision d’appâts ou son piquenique. Au pied des dunes, on peut voir de loin en loin des sacs de couchage ou des petites tentes d’où émergent parfois des êtres hirsutes et hagards, rescapés d’une nuit de guitare, de bière et de saucisses au sable.
Quand nous nous sommes éloignés de tout ça, quand le soleil est un peu monté de derrière la dune, quand il commence à me chauffer la peau, alors j’enlève chemise et maillot de bain et j’entre dans l’eau.
Aussitôt, Sari montre des signes d’inquiétude. Elle trotte nerveusement en courtes allées et venues devant la frange des vagues. Elle se dresse un peu sur ses pattes arrière, puis entre dans l’eau à son tour. Elle nage maintenant droit vers moi, vigoureusement, obstinément, la tête levée, la queue en gouvernail ondulant derrière elle. Elle me rejoint. Ses grosses pattes jaunes aux doigts écartés pédalent dans l’eau verte et transparente. Ses griffes s’approchent dangereusement de mon dos. Je lui fais face en nageant en arrière en lui criant de s’éloigner, de me ficher la paix. Je bats des pieds violemment pour créer un mur d’eau entre elle et moi. Rien n’y fait. Il me reste à plonger et à nager quelques mètres sous l’eau pour m’éloigner d’elle, pendant que sa tête tourne comme un périscope au-dessus de l’eau pour me repérer. Ce jeu dure le temps que je reprenne pied et commence à marcher vers la plage, ce qui a le don de la rassurer. Elle continuera cependant à me surveiller du coin de l’œil jusqu’à ce que je sois au sec, sain et sauf. Alors, nous pouvons rentrer à la maison pour continuer nos vacances.
Le temps a passé, les enfants ont grandi. Nous ne louons plus au Ferret. Depuis plusieurs années, nous n’avons plus de port d’attache pour l’été.
Sari a maintenant douze ans. Pendant que j’écris ces lignes, elle dort en rond sur le tapis près de moi, réchauffée par le soleil qui transperce la vitre. De temps en temps, elle soulève une paupière pour vérifier que je suis bien là. Elle m’adresse un regard qui ressemble à un sourire et se rendort, rassurée.
Elle a dû rêver que j’allais me baigner.
*
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Les trois premières fois et autres nouvelles optimistes
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