(…) Mais au stade où nous en sommes à présent, à l’heure où je me prépare à reprendre mon récit, c’est une tout autre affaire car, en réalité, cette deuxième nuit a constitué le point culminant de mon séjour chez Mansi et, pour la décrire, les stratagèmes ne suffiront pas.
— Jay ! Jay !
Jay ?
— Jay !… Jay !
J’ai failli oublier qu’ici, c’était mon nom, Jay. Jay, pour Jérôme, pratiquement imprononçable en anglais. Jérôme ! Quelle drôle d’idée quand même !
— Jay ?
C’est Mansi qui m’appelle pour que je l’aide à préparer la table et les chaises où nous allons diner tout à l’heure avec ses amis.
Ses amis ? Arrivés avant huit heures, au coucher du soleil. Partis le lendemain. Peut-être vers midi. Enfin, je crois. En tout cas, à deux heures, ils n’étaient plus là. Ça, j’en suis à peu près sûr. Quant à ce qui s’était passé entre huit heures du soir et deux heures de l’après-midi le lendemain… Pas facile à raconter. D’abord parce que je ne me souviens pas beaucoup des détails et, surtout, pas de la même manière.
D’abord, il y avait Bob. Je me souviens très bien de Bob, un grand échalas, plutôt maigre. Il portait de longs cheveux bruns et une barbe assortie, le tout en désordre. Il avait constamment l’air embarrassé de son corps, empoté dans ses gestes, un peu endormi aussi. Son ahurissement permanent lui faisait souvent renverser ou briser des objets, mais sa maladresse ne semblait pas le troubler le moins du monde. Il l’acceptait et la commentait volontiers d’une belle voix grave qui semblait provenir du plus profond de sa poitrine creuse. « Oh, Mansi ! disait-il d’un air doux et triste. J’ai encore renversé une bouteille sur le tapis… » Bob travaillait comme aide mécanicien chez Tim, un ami garagiste à la sortie de la ville. Il était arrivé au volant d’une superbe Station Wagon bleu pétrole qu’il avait tenu à montrer à Mansi par la fenêtre côté cuisine qui donnait sur la rue :
— Ford Country Squire 1962, moteur V8 de 300 chevaux, garde au sol et suspension ajustables au tableau de bord, placage extérieur des portières en mahogany véritable, volant, cadre du tableau de bord et entourage des fenêtres en loupe d’orme, climatisation automatique surpuissante, huit enceintes acoustiques Marantz. Un bijou à 6000 dollars, Mansi ! C’est la voiture de Collinson, un client de Tim. Il voulait qu’on la lui gonfle un peu. C’est ce qu’on a fait, je te prie de croire ! Je l’ai gardée pour week-end, juste pour voir ce qu’elle a dans le ventre. On vient de faire un petit tour jusqu’à Vegas avec Fran et Brenda. Trois heures aller-retour ! Un monstre, cette voiture !
Bob était un fou de bagnoles. Il aimait beaucoup Fran aussi. Fran et Joan Baez.
Fran, c’était la petite amie de Bob, ou alors la femme de Tim, ou les deux à la fois, je ne sais plus. A vrai dire, je crois que je n’ai jamais su. Fran, c’était une sorte de petite poupée brune, avec un corps splendide mais à échelle réduite. On aurait dit une maquette de belle fille. Elle travaillait avec Tim au garage, elle répondait au téléphone, elle tenait une ébauche de comptabilité, elle essayait de faire payer les clients, mais ce qu’elle aimait, c’était la danse, classique surtout. Fran, c’était la meilleure amie de Mansi.
En dernier, il y avait Brenda, grande, blonde, délurée, idiote… Elle portait une culotte collante en satin bleu foncé et une chemise sans manche en madras jaune et rouge dont elle avait noué les pans sur son nombril. Des bottines à talons grandissaient encore ses jambes interminables d’au moins quinze centimètres. Brenda parlait beaucoup, buvait beaucoup, de la bière, de la vodka, du vin rouge, tout… Mais elle ne fumait pas, jamais, enfin pas du tabac, car, disait-elle, « c’est mauvais pour ma peau ». Pour elle, il n’y avait que deux catégories de gens, ceux qui sont « fun » et ceux qui ne le sont pas. A toute occasion, Brenda disait « l’essentiel, c’est que je m’éclate, pas vrai ? » Elle disait qu’il fallait vivre sa vie, avoir du fun, et pour ça elle était constamment disponible. Ce soir, elle était venue parce qu’on lui avait dit qu’il y aurait un Français. Brenda était serveuse au Jenny’s grill.
Quand ils avaient débarqué de la voiture, les amis de Mansi étaient déjà un peu éméchés. Ils avaient pris de l’avance dans un casino de Vegas avant de reprendre la route pour Barstow. Ça se voyait surtout chez Brenda. Elle tint tout de suite à me raconter comment elle avait gagné cinquante dollars en trois coups de Blackjack, tandis que Bob expliquait en riant que cette andouille de Tim n’avait pas pu venir parce qu’il était « retenu » au bureau du sheriff depuis hier soir à cause d’une bagarre avec un camionneur dans une station-service de Lenwood sur la 66.
Mansi m’avait présenté comme Jay, un français de passage, plus ou moins recherché par la police. Elle m’offrait une planque pour quelques jours, le temps que les choses se calment. Cette description à peine romancée de ma situation ne parut pas émouvoir Bob plus que ça. Il se contenta de me gratifier d’un hochement de tête, accompagné d’un simple « Salut, mec ! », tandis que Fran chuchotait quelque chose à l’oreille de Mansi, ce qui les fit pouffer de rire toutes les deux. Par contre, ma qualité de quasi fugitif parut impressionner fortement Brenda. Elle recula de deux pas, mis ses mains sur ses hanches, et me considéra de haut en bas. Elle chancelait légèrement.
— Alors, comme ça, c’est toi le petit Français de Mansi ? Dis-donc, Billy-le-Kid, t’es pas un peu jeune pour avoir la police aux fesses ? Ou alors, ce serait pas toi qui aurait tué Marylin, par hasard ?
Brenda plaisantait, c’était évident. Comment aurait-elle pu savoir qu’une semaine plus tôt exactement, j’étais à quelques pas de l’endroit où le corps de Marylin Monroe venait d’être découvert ? Pourtant sa question m’avait fait froid dans le dos, et ça s’était vu. Pour effacer ma réaction, il fallait que je lui fasse une réponse sur le même registre, une réponse emphatique, quelque chose de rigolo comme « Ce n’est pas moi qui ai tué Miss Monroe, je le jure ! », mais je n’y arrivais pas. Je ne pus que bredouiller quelque chose comme :
— Euh, ben… non !
— Alors y a rien de grave, bébé, répondit-elle en m’ouvrant les bras. Viens plutôt raconter à maman la grosse bêtise que tu as faite.
Là, ça devenait vexant. Être traité comme un enfant par ce qui m’avait tout l’air d’être la gourde officielle de la ville ! Devant Mansi en plus ! Celle avec qui je venais de passer vingt-quatre heures de folies ! Non mais, pour qui elle se prenait, la grande bringue ! Il fallait que je la remette à sa place, et tout de suite encore ! Et j’allais le faire ! J’allais la trouver, cette réplique assassine et définitive ! J’allais la clouer au mur, la Barbie de Barstow !
C’est à ce moment que je m’aperçus que je portais toujours le peignoir que j’avais enfilé tout à l’heure avant de prendre notre petit déjeuner. Comment prendre quelqu’un de haut, comment le crucifier par la parole quand, à huit heures du soir, au milieu de quatre personnes plus ou moins habillées, on est le seul à porter un peignoir jaune trop grand et mal fermé ? Ça me coupa tous mes effets.
Ce fut Mansi qui vint à mon secours.
— Laisse le tranquille, Bren. Il n’a peut-être pas ton sens de l’humour. Jay, tu peux ouvrir une bouteille de vin, s’il te plait ?
C’était gentil de sa part de vouloir ainsi me donner une contenance, mais j’étais mortifié, vexé comme un pou. Je m’éloignai vers le coin cuisine et mis trois ou quatre fois le temps nécessaire à déboucher la bouteille en tournant le dos à tout le monde. Ça me permit de ruminer ma vexation et finalement de me calmer : « Qu’est-ce qu’on a dit tout à l’heure, crétin ? Il faut que tu te détendes et que tu profites du moment comme il vient. D’ailleurs, ça n’a l’air de perturber personne que tu sois en peignoir. »
A SUIVRE