Go West ! (60)

(…) Je savais bien où il était, moi, l’équipement topo ! Ce ne pouvait être que lui qui faisait ce bruit d’enfer dans les chaos de la piste. Il avait dû passer par-dessus bord du côté de l’arroyo. Mais si j’allais le rechercher la nuit prochaine, comment pourrai-je expliquer à Tom sa soudaine réapparition ? J’y renonçai. De toute façon, je ne pourrais sûrement pas retrouver l’arroyo.
— Je n’ai pas fait attention, Tom. Il faisait noir, tu sais…
— … Pas grave. Je vais en commander un autre. Le seul problème, c’est que ça vient de Suisse. On n’aura pas le nouveau avant une bonne quinzaine de jours. Bon ! Maintenant, il faut que j’aille à la Centrale ; Ken m’a dit qu’ils avaient peut-être trouvé quelque chose. Tu viens avec moi ? »

Je ne tenais pas à devoir donner mon avis, comme ça, tout de suite, devant un mécanisme qui me serait très probablement mystérieux, alors je répondis que non, que je préférais continuer mon travail au guest house.

— Comme tu veux, dit Tom. Mais viens me retrouver à la Centrale avant midi. On fera le point de l’avancement de ta traduction. Et puis, on pourra voir ensemble s’ils ont vraiment trouvé quelque chose, mes bonshommes. Je vais y aller avec la Corvette, comme ça tu n’auras qu’à prendre le Ford ; tu sais le conduire maintenant…

— Mais, je pourrais y aller à pied. Ce n’est pas bien loin !

— A pied ! Presque un mile ! Avec la chaleur qui monte ! Est-ce que t’es cinglé ?

Deux heures plus tard, je n’ai pas avancé d’un pouce dans la traduction. Je me dis qu’il est plus que temps de proposer à Tom la méthode de travail à deux que j’ai imaginée la nuit précédente. Il n’est que dix heures mais je ne supporte plus de rester sec devant ces fichues notices techniques comme devant un thème de Grec ancien. Je monte dans le pick-up et me dirige vers la Centrale. Je longe la raffinerie et quand j’arrive en vue du local du moteur Alsthom, devant, il y a trois voitures arrêtées : le pick-up des mécaniciens, la Corvette de Tom et une voiture que je ne connais pas. C’est une berline ordinaire, quatre portes, récente. Sa couleur est inusitée, vert-de-gris mat, comme si elle avait été passée à la sableuse. Peint au pochoir sur la portière avant, un gros macaron me fait sursauter. Je m’arrête pile pour le déchiffrer. Sur la couronne extérieure du macaron, on peut lire : « United States of America – Department of Interior ». Au centre, de grosses lettres capitales précisent : « For official use only ».
Merde ! Les flics ! Je recule doucement derrière la raffinerie jusqu’à être hors de vue de la Centrale et je reste là, moteur tournant, à regarder sans la voir une petite fissure du pare-brise. Les flics ! Ils sont là pour moi. Je ne sais pas comment ils ont pu retrouver ma trace, mais elle les a conduits jusqu’à Tom et ils sont en train de l’interroger. Tom vient de leur dire que je vais le rejoindre d’une minute à l’autre. Ils m’attendent. Il va falloir encore foutre le camp !

Je fais une marche arrière jusqu’au bout de la raffinerie pour y faire demi-tour, puis je m’efforce de rouler lentement jusqu’au guest house. Mon cœur bat à toute allure. Je tente de prendre l’air le plus naturel possible pour descendre du pick-up. Il faut que je me calme, que je ne monte pas quatre à quatre les marches de la véranda, que je ne rentre pas en coup de vent dans le pavillon, que je n’en claque pas la porte. Je réussis à faire tout cela, mais une fois la porte doucement refermée, je m’effondre sur une chaise de la cuisine et pousse un cri : « Merde, merde et merde ! ». Raide sur ma chaise, les mains crispées sur le rebord de la table, j’essaye de réfléchir. Qu’est-ce que c’est que cette voiture ? Une voiture de flics ? De cette couleur ? Avec cette inscription Department of Interior ? Surement pas ! Alors quoi ? Une voiture de l’armée ? Avec le vert de gris et l’inscription United States of America, c’est possible… Mais alors, pourquoi ce Department of Interior ? L’équivalent pour nous du Ministère de l’Intérieur ? Le Ministère de l’Intérieur… la Police… les Services Secrets de la Présidence…les Renseignements Généraux… Ça doit être ça, les Services de la Maison Blanche ! Ce sont eux qui me cherchent ! Parce que j’ai cette preuve que Kennedy a poussé Marylin au suicide ! Les Services Secrets ! Bon sang ! Je suis mal parti … Mais non ! Des services secrets à bord d’une voiture ostensiblement marquée Department of Interior, ce n’est pas plausible ! Et pourquoi pas « Service Secret d’Espionnage » pendant qu’on y est ? Alors quoi ? Qui me cherche ? Qui a-t-on envoyé pour me chercher ? De toute façon, il va falloir encore foutre le camp !

Je passe précipitamment dans la chambre, agrippe mon sac pour y entasser mes affaires, reviens dans la cuisine et, pris d’une inspiration soudaine, j’ouvre le réfrigérateur. A part deux grandes bouteilles d’eau et une canette de Coca qu’a dû laisser l’occupant précédent, le réfrigérateur est vide. J’enfourne les bouteilles et le Coca dans mon sac.  Au moment où j’allais sortir, je retourne dans ma chambre, arrache une couverture du lit, la jette sur mon épaule et reviens à la porte. Je mets la main sur la poignée, me retourne pour contempler un instant les plans et les manuels Alsthom dispersés au sol, compte jusqu’à trois et ouvre la porte. Dehors, personne n’est en vue. Je monte dans le pick-up, jette mon sac et la couverture sur le plancher du côté du passager et démarre lentement.

D’abord, sortir du camp de la Belridge. Il n’y a pas de barrière, pas de contrôle bien sûr, mais je pourrais ’être remarqué par un employé. « Tiens ? Qu’est-ce qu’il fabrique, le Français, dans le Ford de Dooley ? Tiens ? Il sort du camp ! A cette heure ? »
Arrivé au croisement de la route privé et de l’US 33, prendre à droite, à gauche ou tout droit ?
— A droite, c’est le sud, Los Angeles, Brentwood, Clemmons… Pas question !
— Alors à gauche, vers le Nord ? Le nord, c’est San Francisco. San Francisco, ce ne doit pas être très loin, quatre ou cinq cents kilomètres, pas plus. Si tout va bien, si j’ai assez d’essence, je pourrai y être cette nuit. Dans une grande ville comme ça, la ville des hippies, je pourrai surement rencontrer des gens prêts à m’aider, à me donner un endroit où dormir… Et puis, ça doit être sympa, San Francisco… La ville préférée des touristes européens…
— Non, mais tu rigoles ?  Le tourisme ! C’est bien le moment de penser à visiter ! Tu as les flics aux fesses, mon vieux ! San Francisco, c’est bien trop près de L.A. ! Et puis, de toute façon, qu’est-ce que tu ferais après San Francisco ?
— Eh bien, après, je pourrais aller jusqu’à Seattle… À Seattle, il y a l’Exposition universelle, un pavillon français… Avec un peu de chance, je pourrais y retrouver les copains… Et là, tout s’arrangerait…
— Mon pauvre vieux ! Tu n’es même plus capable de réfléchir ! Seattle ! Au moins mille cinq cents kilomètres d’ici ! Et tu crois que tu pourras y rencontrer ta petite bande ! Mais tu rêves ! C’est une grande ville, Seattle ! Tu n’as aucune chance de les rencontrer ! Et puis, quand tu arriveras à l’Expo, si tu y arrives un jour, il y a longtemps qu’ils seront repartis, tes copains ! Et tu te retrouveras tout seul, comme un con, et encore plus loin de New-York qu’avant !
— Alors quoi ? Tout droit ? Mais tout droit, c’est Bakersfield ! Tout le monde connait les voitures de la Belridge, par là-bas… J’ai toutes les chances de me faire piquer !
— Pas plus de chance qu’en tournant à droite ou à gauche. Et puis, tout droit, au moins, c’est vers l’est, vers Washington, ou New York, comme tu veux. Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
— Sais pas…

À l’heure qu’il est, Tom a dû s’apercevoir de la disparition de son pick-up et les For Official Use Only vont partir ma recherche sur les routes environnantes. Je ne peux pas rester là plus longtemps à tergiverser. Je passe le levier de vitesse sur Drive, enfonce l’accélérateur et traverse la route 33 en faisant fumer les pneumatiques. Ce sera donc vers l’est, vers Bakersfield, vers Washington…

 A SUIVRE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *