(…) On aurait dit un défilé, la présentation d’une collection automobile. Décapotables ou conduites intérieures, vieilles ou récentes, rutilantes ou cabossées, ce que toutes ces voitures avaient en commun, c’était la musique hétéroclite qui sortait de leur habitacle, les coudes dénudés qui dépassaient de leurs portières aux vitres toutes baissées, la jeunesse insolente de leurs conducteurs et de leurs passagers. La nuit était tombée et la température qui avait baissé d’un ou deux degrés était devenue agréable. Tom a descendu lentement Chester Avenue jusqu’à son croisement avec une autre avenue qui était presque aussi large. Le feu de circulation était au rouge. La Corvette s’est arrêtée sur la file de gauche. Devant nous, le feu pendait au milieu du carrefour et la pancarte disait Truxtun Avenue.
Le moteur de la Corvette se mit à rugir comme pour un départ de course. Je regardai Tom, concentré, la nuque raide, les bras tendus, les mains serrées sur le volant. Jusque-là, il m’avait paru un conducteur calme, prudent et plutôt ménager de sa voiture. Je ne l’avais jamais vu se comporter d’une manière qu’en d’autres circonstances j’aurais jugée ordinaire ou puérile. Mais, confortablement installé sur la moleskine rouge, je n’avais pas d’avis, je ne portais pas de jugement. Je me sentais bien. Les quelques bières que nous avions bues au motel, le confort de la voiture, la douceur de la nuit, tout cela m’avait fait oublier ma situation précaire. Et pour l’instant, j’étais un type ordinaire dans la voiture de sport décapotée d’un ami au milieu d’une ville conquise par une jeunesse sans soucis.
Annoncé par un unique coup de sonnette, le feu passa au vert. Tom démarra brusquement, emballant le moteur, faisant hurler les pneus sur le bitume avant de braquer brutalement sur la gauche pour s’engager dans un demi-tour. La Corvette passa au ras des capots des voitures qui arrivaient en face, libérées en même temps que nous par le changement du feu. La Corvette avait violemment chassé de l’arrière, me projetant contre ma portière. Pas mal crispé, j’avais agrippé de la main droite le haut du pare-brise et, de l’autre, le dossier de mon siège, tandis que Tom maîtrisait sa voiture et la faisait revenir dans le droit chemin. Autour de nous, les klaxons se déchaînaient. Incrédule, je regardai Tom : il était hilare, aux anges. Vingt mètres plus loin, tout était rentré dans l’ordre : nous roulions à nouveau à petite allure, entourés d’adolescents menant de deux doigts des monstres automobiles apaisés dont chacun pesait deux tonnes et était plus puissant que trois cents chevaux. Je demandai à Tom :
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu t’es trompé de route ? T’as vu quelqu’un ?
— Non, c’était juste pour le plaisir »
Il disait : just for the fun of it.
« C’est ça, le Cruising : tu roules lentement sur Chester, tu écoutes de la musique, tu fais admirer ta voiture, tu fais ronfler ton moteur, tu rencontres des amis qui font la même chose, tu dragues, tu finis la soirée avec ta petite amie dans une cafeteria drive-in, au bowling ou à la belle étoile au bord de la rivière, et puis tu la ramènes devant chez elle avant minuit. A Bakersfield, ça se pratique sur Chester entre le rond-point de la 30ème et Truxtun.
— Et c’est comme ça tous les soirs ?
— Non. Normalement, ça se passe le samedi, mais ça arrive aussi de temps en temps en semaine. C’est comme pour les danses indiennes : on ne sait jamais précisément quand ça va avoir lieu. Il y a un truc dans l’air, on ne sait pas quoi, et d’un coup, quelques jeunes du coin se téléphonent pour se retrouver sur Chester, et c’est parti. C’est ce qui a dû se passer ce soir. On a eu de la chance, c’est tout. »
Effectivement, on avait eu de la chance et ça a continué. Un peu plus tard, après que Tom ait effectué calmement un nouveau demi-tour sur Chester Avenue, la conversation s’était engagée à un feu rouge entre notre voiture et une Ford Sunliner décapotée. À bord, elles étaient trois. Quand le feu est devenu vert, nos deux voitures ont roulé côte à côte et la conversation a continué. Au troisième feu rouge, on était déjà d’accord pour se suivre jusqu’au bowling de Homaker Park. Je me souviens que l’une des filles s’appelait Judy. J’ai oublié le nom des deux autres. Elles ressemblaient aux filles de Flagstaff. Gaies et sures d’elles-mêmes, elles se sentaient en sécurité parce qu’elles étaient ensemble. Pourtant, je voyais bien qu’elles n’étaient pas complètement naturelles et même qu’elles observaient une certaine réserve dans les rires et les plaisanteries qu’elles échangeaient entre elles ou avec nous. C’était sans doute parce que nous étions différents des garçons qu’elles fréquentaient d’habitude. Nous étions plus âgés de deux à trois ans, nous n’étions pas de la ville, et l’un d’entre nous appartenait à cette lointaine et mythique peuplade, à la fois suspecte et recherchée, la tribu des Français.
Après une partie de bowling et quelques bières partagées en cachette du patron de l’établissement, car nos nouvelles amies n’avaient pas l’âge légal, l’une des filles a voulu qu’on la ramène chez elle. Nous avons laissé la voiture de Tom sur le parking et sommes tous montés dans la Sunliner pour la raccompagner. Après qu’on l’ait déposée, Tom est passé à l’avant, me laissant seul sur la banquette arrière avec Judy. Tandis que la grosse décapotable reprenait le chemin de Chester Avenue, s’adressant à nous deux, Judy demanda, joyeuse : « Qu’est-ce que vous voulez faire, maintenant ? ». Ni Tom ni moi ne le savions.
« Et si on allait au cinéma ? proposa la conductrice. On pourrait aller au Crest.
— Qu’est-ce qu’ils donnent comme films ? demanda Judy.
— … sais pas, répondit son amie
— Rio Bravo et ensuite Cape Fear en deuxième partie, dit Tom. J’ai vu le panneau tout à l’heure, en passant devant le cinéma. A l’heure qu’il est, le deuxième film devrait bientôt commencer. »
Comme tout le monde était d’accord pour Cape Fear, la conductrice a mis le cap sur le Crest. Elle s’est arrêtée le long du trottoir le temps que la capote de la voiture se remette en place toute seule. Le temps n’était certainement pas à la pluie, mais je n’ai pas tardé à comprendre l’une des raisons de cette précaution.
« Judy, prends la couverture et mettez-vous dessous tous les deux, dit la conductrice. On fait comme l’autre jour. » Judy n’eut pas l’air surprise et, sans hésitation, elle se laissa glisser sur le plancher. Après m’avoir fait comprendre qu’il fallait que je fasse comme elle, elle tira la couverture sur nous. Elle pouffait de rire en me faisant signe de ne pas faire de bruit. Il faisait chaud sous la couverture. C’était plutôt inconfortable, mais c’était joyeux. Nous allions faire je ne sais quelle blague à quelqu’un et si le contact du corps de Judy contre le mien n’était pas vraiment sensuel, il n’était pas du tout désagréable. La voiture a roulé quelques minutes puis s’est arrêtée. C’est seulement quand j’ai entendu à travers la couverture que la conductrice demandait deux billets seulement que j’ai compris que c’était dans un cinéma drive-in que nous allions entrer.
Ah ! Les drive-in theaters ! Autrefois, les Américains appelaient ça les « passion pits », les puits aux passions. Aujourd’hui, ils ont presque tous disparus, mais à l’époque, quand vous aviez une voiture et une petite amie, il n’y avait que trois endroits où vous rêviez de les emmener : le bord de la rivière, la colline au-dessus de la ville et le drive-in theater. Arrivé au drive-in, vous commenciez par passer une sorte de péage, un guichet où vous achetiez deux places, car on n’a jamais vu personne aller seul dans ce genre d’endroit. Ensuite, il fallait rouler dans les allées d’un immense parking au milieu d’autres voitures qui toutes faisaient face à un écran gigantesque jusqu’à ce que vous trouviez votre place. Là, vous gariez votre voiture juste à côté d’un piquet et, de ce piquet, tendant le bras par la fenêtre, vous attrapiez le petit haut-parleur destiné à vous prodiguer le son du film et vous l’accrochiez à votre portière. Vous aviez alors tout ce qu’il fallait pour assister depuis votre voiture à la projection de deux films consécutifs.
A SUIVRE
Pour des raisons purement économiques, la Rédaction vous informe que le JDC s’est transformé en site de rencontres
Bonjour M. PHilippe,
On s’était rencontré un jour en avril, mai ou notre bus décida de s’arrêter prématurément à port Royal. On a ensuite discuté et vous m’avez distraite de mes révisions de portugais. Grâce à vous j’ai eu 7/20 j’en fut fière.
Je suis américaine, on avait discuté de votre séjour et vos amis américains qui bizarrement vous plaisez ce qui m’avait surpris car j’ai du mal à aimer les américains.
Bref voulez vous qu’on se prenne un café afin que je puisse me réconcilier avec mon origine américaine et comprendre ce que vous voyez de beau chez les américains, entre autres ?
Cordialement,
Saïna SMITH ( oui très Amerloc )