(…) A notre arrivée, c’était de cette manière que Tom m’avait présenté aux quelques hommes venus le saluer. « Il est français, avait-il annoncé. Il est venu pour m’aider à réparer la machine Alsthom. » A l’entendre, et c’était sans doute ce que voulait Tom, on pouvait presque comprendre que j’étais venu spécialement de Belfort pour régler le problème. Après quelques plaisanteries sur la fameuse technique et les fameuses vacances françaises, tout le monde s’est rendu dans la salle de repos pour y prendre un café et discuter du planning de la semaine qui s’ouvrait. Dix minutes plus tard, chacun partait vers son travail, deux 4×4 prenaient la piste, le camion de forage chauffait sur le parking et Tom m’emmenait à la Centrale. Il était à peine 7 heures. Moi qui n’avais jamais fait le moindre stage en entreprise, je me retrouvais d’un coup équipé d’un casque de chantier et d’un blouson aux armes de la Belridge, affecté à une tâche et intégré de fait dans une équipe de terrain.
La Centrale… Nous avons roulé un demi-mile entre les nodding donkeys pour parvenir aux pieds d’une installation compliquée faite de hauts cylindres verticaux, de gros réservoirs horizontaux, d’un fouillis de câbles et d’un enchevêtrement de tuyauteries accrochés à des échafaudages. On dirait une raffinerie qui aurait été construite à l’échelle 1/2.
« C’est là qu’on traite le brut, me dit Tom. Normalement, tout ça fait beaucoup de bruit, il y a de la chaleur, de jets de vapeur dans tous les sens et, tout en haut, une torche qui brûle nuit et jour. Mais aujourd’hui, plus de moteur, plus d’électricité… Tout est à l’arrêt. Il parait que la dernière fois que c’est arrivé, c’était le jour de Pearl Harbour »
La Centrale se trouve derrière la raffinerie : deux bâtiments métalliques reliés l’un à l’autre par une panoplie de tuyauteries et de câbles. Le premier, le plus long, est entièrement fermé, silencieux.
« La, c’est la turbine et l’alternateur. Tu veux voir ? me propose Tom. » Je pense que moins je me trouverai devant d’étranges machines en sa présence, mieux je me porterai. Alors je laisse tomber : « Pas la peine ! »… sous-entendu : je connais…
L’autre bâtiment, dans la prolongation du premier, se réduit à une enceinte couverte et grillagée. Derrière les grillages, il y a le monstre, le presque-prototype d’Alsthom, le moteur à piston libre ! Nous entrons dans la cage. La bête dort. Elle est plus grosse que je ne l’imaginais, presque un autobus… le sol est jonché de morceaux de sa carcasse : plaques de tôles galbées, lambeaux de laine de verre, éléments de tuyauteries, vis, boulons, écrous, brides et joints que les mécanos ont démontés pendant que Tom folâtrait sur la plage à Laguna Beach. Mais le corps du monstre est encore intègre. On n’a pas encore osé toucher à ses entrailles.
Si j’espérais naïvement comprendre un peu du fonctionnement du moteur à piston libre en le regardant, je suis déçu. Avec Tom sur mes talons, je tourne lentement, silencieusement, autour de la machine, vaguement à la recherche d’une bielle ou d’un vilebrequin car, des explications données il y a des années par mon père, grand amateur de voiture, sur le moteur à explosion, je me souviens que c’est par eux que la force de l’explosion est transformée en mouvement de rotation. Mais tout ce que je ne vois, c’est un gros cylindre horizontal, sans ouverture, hérissé de gaines et de tuyauteries, et le mystère reste entier pour moi. Il faut pourtant que je cache mon désarroi à Tom, sinon il n’aura plus de raison de me payer 60 dollars ni même de me garder à la Belridge. Le silence devient gênant ; il ne peut durer plus longtemps ; je m’arrête, je regarde Tom et, l’air préoccupé, je lui dis : « Bon, j’ai vu. Maintenant, il faut que je regarde les plans en détail. Je commencerai à traduire après. On y va ? »
J’ai réussi à convaincre Tom que je serai mieux seul, à travailler au calme dans le guest house que dans les bureaux. Je ne voudrais surtout pas exhiber mes hésitations devant tout le monde. J’ai déballé mes affaires dans l’une des quatre chambres et j’ai déployé les plans et les manuels un peu partout dans la cuisine. Avant tout, il fallait absolument comprendre comment marchait ce foutu machin.
Si son principe de fonctionnement, que je vais tenter de vous faire comprendre à partir de ce que moi, j’avais compris, vous est totalement indifférent, vous pouvez sauter les lignes qui suivent pour revenir, si vous êtes encore là, au paragraphe qui commence avec « J’avais fini par comprendre ». Sinon, vous pouvez continuer avec la vulgarisation sommaire et approximative qui va suivre :
Dans une centrale électrique, l’électricité est produite par un alternateur entrainé en rotation par un moteur diesel ou par une turbine à gaz. A la Belridge, c’était une turbine. Elle avait été fournie également par Alsthom. Des années plus tard, j’apprendrai que les turbines sont des engins encore plus compliqués et plus susceptibles que les moteurs thermiques, et je suis heureux de ne pas avoir à en parler davantage, puisque la turbine, elle, n’était pas en panne. Ce n’est qu’au bout d’une heure de concentration, d’énervement, de gribouillage de schémas, de chiffonnage de croquis et d’efforts de mémoire de mes lointains cours de physique que j’ai fini par comprendre qu’il n’y avait aucune liaison mécanique entre le moteur et la turbine : le moteur n’était là que pour envoyer dans la turbine des gaz sous pression qui la feraient tourner. Si vous estimez en savoir assez, sautez plus loin comme je vous l’ai déjà proposé. Mais si vous en voulez davantage, apprenez alors que le moteur qui vous passionne est une vaste chambre cylindrique horizontale séparée en deux parties étanches par un piston parfaitement mobile entre les deux extrémités de la chambre. C’est ce piston dit libre, qui donne son nom à la machine. Si on injecte dans l’une des deux parties de la chambre, par exemple la partie gauche, un mélange gazeux air-mazout et qu’on le comprime fortement, il va exploser spontanément selon le principe du moteur diesel. Alors, le piston va se déplacer à grande vitesse vers la droite, comprimant les gaz qui se trouvait dans l’autre partie de la chambre. L’ouverture d’une soupape permettra alors aux gaz brûlés de la partie gauche de s’échapper vers la turbine et de la faire tourner tandis que les gaz comprimés à droite vont exploser à leur tour. C’est l’alternance des explosions successives dans les parties gauche puis droite puis gauche de la chambre qui assureront une rotation régulière de la turbine. Voilà ce que j’en avais compris tel qu’il m’en souvient aujourd’hui.
J’avais fini par comprendre le principe. C’était un début. Bien sûr, si je le lui avais demandé, Tom aurait certainement pu m’en dire autant. On aurait gagné du temps, mais ça aurait révélé mon ignorance. Or, il fallait que je continue à la dissimuler comme ça le plus longtemps possible. Si la notice de présentation de l’engin m’avait permis de comprendre son principe de fonctionnement, sa traduction en anglais me paraissait inutile. Je pris alors en main le manuel de maintenance et passai directement à la table des matières. Il y avait un chapitre 6 : Pannes et dysfonctionnements – Méthodologie de réparation.
76 pages en tout ! Je commençai à lire :
6-1. Arrêts inopinés du moteur
6-1-1. Nature des arrêts
6-1-2. Vérifications préliminaires
Je survolai les deux paragraphes qui n’avaient pas l’air trop difficile à traduire. Je continuai de la même manière jusqu’au paragraphe 6-1-5. Démontages préalables dans lequel j’entrai, plein de confiance.
Elle ne dura pas.
A SUIVRE