Conversation Sélecte

Cette chronique a été écrite il y aura bientôt 10 ans. C’est pour cela que certaines considérations pourront vous paraitre datées, en particulier celles qui portent sur la circulation et la sécurité des piétons. C’est pourquoi je me suis permis d’ajouter quelques notes de bas de page explicatives. 

Couleur café 15
Le Sélect,Boulevard du Montparnasse

Le Sélect est un bel endroit mais il a peu d’histoire. Sur ce plan, il ne peut pas lutter avec La Coupole (mais la Coupole n’est plus la Coupole) ou Le Dôme (sans charme, mais gastronomique). Le Sélect est un tout petit peu mieux placé que La Palette qui, certes, a eu l’honneur de l’une de mes rubriques (« Les hommes de la Palette« ) mais qui aujourd’hui a disparu. La Closerie des Lilas demeure à l’écart de ce concours, tant sur le plan historique que géographique.

Le Sélect se trouve à l’angle du Boulevard du Montparnasse et de la rue Vavin. Contrairement à ses voisins, il n’a jamais vraiment cherché par le passé à être un restaurant ou même une simple brasserie. Non, jusqu’à il y a peu, c’était essentiellement un café, bien placé, agréable, avec sa terrasse ensoleillée et sa salle sombre et profonde. On pouvait, si on y tenait vraiment, y prendre une salade ou une omelette, mais on y commandait surtout des cafés ou des bières.

Ces dernières années, les choses ont un peu changé pour le Sélect. Tout d’abord, son horizon : le bâtiment d’en face, celui qui abrite La Coupole, s’est vu rajouter cinq ou six étages d’un immeuble peu élégant mais sans doute de beaucoup de rapport. La nouvelle construction en a profité pour englober l’incroyable terrain vague dans lequel messieurs Fraux, Lafon et Cie avaient stocké pendant des décennies les réserves de la Coupole derrière des palissades de chantier couvertes d’affiches. Avec l’arrivée du Groupe Flo[1], la Coupole a perdu peu à peu son âme, son chateaubriand et ma clientèle.

Quelques années plus tard, c’est l’aspect de tout le quartier qui a radicalement changé avec le tracé de cet axe pour travailleurs en autobus et oisifs à bicyclettes qui va du pont d’Austerlitz à la place de Rennes (certains modernistes disent place du 18 juin). Avec sa volonté de ségrégation des bus et des vélos d’un côté et du reste des mortels de l’autre, le maire de Paris a transformé l’aspect de ces boulevards autrefois agréables, avec leurs larges trottoirs et leurs marronniers, en un prospekt d’allure soviétique, avec sa multitude de feux rouges et de panneaux très directifs pour expliquer à des gens qui n’y comprennent toujours rien un schéma de circulation hermétique et dangereux. (Pour un piéton moyennement constitué, traverser l’un de ces boulevards présente un tel risque que, s’il est né d’un côté, il mourra probablement du même.)[2]

La création de ce fleuve trop large aux courants contraires et aux tourbillons funestes — les habitués nomment les carrefours des Gobelins et de Port-Royal les Charybde et Scylla du 5ème — a réduit considérablement les échanges entre les deux rives du boulevard du Montparnasse et plus particulièrement entre leurs cafés et brasseries. Aujourd’hui, vous devez vous déclarer du camp du 6ème ou de celui du 14ème, du soleil ou de l’ombre, du Nord ou du Sud, Coupole ou Sélect, UGC ou Gaumont.

Il y a peu, la direction du Sélect a décidé de développer une activité restaurant, en créant un carte simple mais bonne (la viande y est correcte, mais plutôt chère) et sans trop transformer la salle. Pour cela, l’établissement a conservé mon affection.

Il fait beau. Le boulevard est calme. Le soleil de onze heures chauffe gentiment la terrasse. Il fait bon à l’abri du dais gris et vert et des deux parois latérales vitrées. À deux tables voisines de la mienne où je lis les chroniques de Vialatte, deux femmes sont assises face à face. Encore du bon côté de la soixantaine, elles sont belles et élégantes, plutôt du genre septième que seizième. Sur leur table, il y a deux verres de vin blanc et une soucoupe pleine de cacahouètes que, bien entendu, elles n’ont pas touchées. Le vin est d’une jolie couleur, or clair. Le bord de l’un des verres est très légèrement taché d’une trace de rouge à lèvres. Elles parlent. La table qui nous sépare est inoccupée, ce qui, malgré tout l’intérêt que je porte à Vialatte, me permet de tenter d’écouter ce qu’elles disent. Elles parlent des dernières vacances de Pâques que l’une d’elles a passé dans sa propriété du Gâtinais, où il a fait un temps splendide, merci. Je comprends qu’en l’absence de son mari, en voyage d’affaires à Dubaï, elle avait invité ses quatre petits-enfants et trois de leurs cousins, en tout trois filles et quatre garçons, tous âgés de 13 à 17 ans.

          -Mais dis-moi, ma chérie, tu étais seule pour manager tous ces ados ? Ça n’a pas été trop difficile ?

          -Oh, tu me connais, ma chérie, avec moi il faut que ça roule. Sinon, je ferme les écuries et la piscine !

          -Ah oui, évidemment, dans ces conditions…

Alors, avec Vialatte, j’ai pensé : et c’est ainsi qu’Allah est grand !

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[1] Avec l’arrivée du groupe Flo, la qualité de la cuisine de La Coupole s’était déjà bien dégradée, mais avec le rachat par le groupe Bertrand, qui depuis quelques années est en passe d’acheter la moitié des restaurants de France, on a descendu encore deux ou trois marches. La choucroute n’y est pas mangeable et le reste y est très médiocre. Pourtant le service y est agréable et c’est l’un des derniers endroits de Paris où un niveau sonore raisonnable permet d’avoir une conversation tranquille avec ses convives.

[2] En dix ans, sous le règne hystérique d’Annie Dingo, les choses ont beaucoup évolué : pour le piéton sans antécédent ni formation tauromachique, ce n’est plus la crainte des automobiles qui le fait hésiter à traverser le boulevard, c’est la terreur que font régner les bicyclettes et trottinettes sur les chaussées, les passages piétons et les trottoirs qui le font hésiter à sortir de chez lui.

2 réflexions sur « Conversation Sélecte »

  1. La formule du jour est habituellement bien visible, affichée sur chaque table sur un petit carton fixé sur un fin support métallique. Je l’ai tentée plusieurs fois, avec des fortunes diverses, mais le plus souvent malheureuses. Je crois me souvenir d’un fish and chips que j’essaie pourtant d’oublier. Ce que je n’oublie pas, c’est, hors formule, une choucroute baignant dans l’eau tiède accompagnée de saucisses molles. Entendons nous bien : d’une manière générale, les brasseries ne produisent pas un excellente cuisine et c’était le cas de La Coupole et de Chez Lipp. Mais il y a des limites à la mauvaise cuisine, et le groupe Bertrand les a fait franchir à ces deux restaurants que j’ai pas mal fréquentés par le passé. Je continue néanmoins à déjeuner à la Coupole de temps en temps pour les raisons que j’ai données.

  2. Je ne suis pas d’accord avec la deuxième partie de tes remarques sur La Coupole. La reprise par le groupe Bertrand a tout de même nettement remonté le niveau. Un conseil de vieux briscard : il faut demander la formule du jour à 20 euro qui comporte une entrée et un plat, ou un plat et un dessert, ou les trois mon capitaine. C’est frais, pas cher et ça change tous les jours.
    Evidemment, si tu ne la demandes pas, personne ne te la proposera !

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