Go West ! (34)

(…) La journée passe comme ça, en confirmation des images que nous avons apportées avec nous. Et c’est vrai, tout est là, comme nous l’attendions : les beatniks et les maisons étranges de Venice Beach, la jetée de Santa Monica et sa fête foraine, la plage déserte de Pacific Palisades, les courbes majestueuses du Sunset Boulevard, les larges allées bordées de cocotiers et de maisons invisibles de Beverley Hills, l’animation de Hollywood Boulevard et le légendaire Théâtre Chinois.

La nuit est tombée. Vers dix heures du soir, nous n’avons toujours pas trouvé d’hôtel et nous décidons de dormir à nouveau sur une plage. Pour y parvenir, la route est évidente : Go West, young man ! Sunset boulevard vers l’ouest, jusqu’au bout. Je me suis débrouillé pour conduire, bien que ce ne soit pas mon tour. Même au volant de cette vieille voiture poussiéreuse, conduire ses deux tonnes dans les virages voluptueux du Boulevard le plus long et le plus célèbre du monde est un plaisir fabuleux. Toutes vitres ouvertes sur la douceur de la nuit, le coude à la portière, j’écoute le chuintement des pneus sur l’asphalte impeccable, je sens ma chemise flotter et battre au vent qui s’engouffre dans sa manche courte, je respire l’odeur des magnolias arrosés par les jets d’eau des jardiniers nocturnes mexicains, je regarde la lune qui nous suit en courant au sommet des bosquets qui cachent les propriétés.  Du côté de Pacific Palisades, le bord de mer est désert. Je roule doucement le long de la plage. Arrivé devant les lumières de la jetée de Santa Monica, je fais demi-tour pour reprendre Ocean Avenue vers le nord. Je finis par tourner à gauche sur Ocean pour m’engager dans une courte impasse et me garer face à l’océan. Je coupe le moteur. Nos quatre portières s’ouvrent en même temps.

D’un seul coup, nous sommes illuminés par les phares d’une voiture qui vient se coller contre le pare-chocs arrière de l’Hudson. C’est une voiture de police, avec sa rangée de gyrophares et de projecteurs supplémentaires, son écusson « City of Los Angeles » sur les portières. L’homme qui en descend me donne une impression de déjà-vu : un mètre quatre-vingt-cinq, larges d’épaules, légèrement bedonnant, casquette à insigne doré et chemise noire à manches courtes, pantalon noir, large ceinture avec équipement complet, revolver, menottes, matraque et carnet à souche. Impressionnant.
« Tout le monde reste dans la voiture ! dit le flic d’une voix calme qui ne souffre aucune contestation. »
Puis il s’adresse à moi, le conducteur, qui suis déjà sorti et tiens encore ouverte la portière avant gauche : « Driving licence, vehicle registration, please, Sir »

Le fait qu’il m’appelle « Sir » me rassure un peu. Puisque je n’ai pas affaire à une brute, au lieu de mon permis de conduire, je commence par lui sortir mon passeport, espérant comme tout bon touriste français que ma flatteuse nationalité va faciliter les choses. J’attends quelque chose comme « So, you’re French. What a beautiful country ! My father was there in 44, you know ! Normandy ! I must go there some day… » Mais, rien de tout cela. Un flic de Santa Monica n’est pas une serveuse de diner d’Inglewood, il se fiche bien de ma nationalité. Il est en service et reste froid et professionnel : « Driving licence, vehicle registration, please sir

J’ai maintenant une certaine expérience des flics américains et je sens qu’avec celui-là non plus, il ne s’agit pas de plaisanter. Mon cœur bat un peu plus rapidement qu’il ne faudrait et j’ai du mal à extraire mon portefeuille, tout comprimé qu’il est dans la poche arrière de mon jean. Le portefeuille enfin sorti, mon stupide permis français aux trois volets roses repliés s’accroche obstinément à l’enveloppe de matière plastique transparente et craquelée dans laquelle il est glissé. Je m’énerve. Le flic reste imperturbable. Finalement, je lui tends le portefeuille pour qu’il l’examine lui-même. Il le prend et se déplace vers l’avant de notre voiture où je le vois feuilleter mes papiers dans la lumière des phares. Puis il revient vers moi et me dit : « Vous croyez que vous pouvez m’acheter avec un billet de 100 dollars ? Vous transportez de la drogue ? On va voir ça : ouvrez le coffre. Montrez-moi votre bagage. C’est celui-là ? Posez-le par terre ! Ouvrez-le ! »

Complètement abasourdi par ce que je viens d’entendre, je sors mon sac du coffre et le pose par terre, et d’un coup je comprends ce qui s’est passé : en ouvrant mon permis de conduire, le flic a dû trouver mon billet de cent dollars et il s’est imaginé des choses. Je vais lui expliquer que c’est mon dernier billet de 100, que c’est celui que je garde en réserve, plié caché dans mon permis de conduire, pour ne pas le perdre, pour ne pas qu’on me le vole. Je vais lui dire que je n’ai pas voulu l’acheter, que jamais je ne ferais un truc pareil, que je ne transporte pas de drogue, que nous cherchions simplement un endroit pour dormir sur la plage… Je vais lui expliquer tout ça, il va surement comprendre… Au moment où je me retourne pour lui parler, la radio de sa voiture crachote quelque chose.

« Personne ne bouge ! dit-il en allant à sa voiture avec mon portefeuille à la main. Attention, je surveille ! » Il reste un long moment, assis à la place du conducteur, portière ouverte, une jambe à l’extérieur. Puis il revient vers moi, l’air pressé. « Ok, vous ! me dit-il. Prenez votre sac et montez à l’arrière ! me dit-il en me désignant sa voiture. Je ne sais pas encore pourquoi vous avez voulu acheter un officier de police mais on verra tout ça tout à l’heure au commissariat. » Il s’avance vers l’Hudson et se penche vers une des fenêtres : « Vous autres, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous, alors foutez-moi le camp et que je ne vous revoie pas dans le quartier ! »

Et voilà ! Pour la deuxième fois en trois semaines, je suis enfermé à l’arrière d’une voiture de police ! Je ne suis pas menotté, c’est un progrès, mais cette fois-ci, je sais pourquoi je suis là et ça n’a rien pour me rassurer.
Tandis que le policier fait marche arrière pour se dégager, ses phares balaient mes cinq camarades. Éblouis, ils ne peuvent surement pas me voir mais moi, je vois bien leur air désemparé. Derrière eux, j’aperçois l’arrière de l’Hudson Hornet et, au-delà, un petit morceau de plage et d’Océan Pacifique. Je ne le sais pas encore mais je ne reverrai plus notre belle voiture à 50 dollars.

A SUIVRE

3 réflexions sur « Go West ! (34) »

  1. Le héros de l’histoire commence à s’échapper de l’auteur, bigre! Le problème est grave et nécessite une fin romanesque. J’en vois trois: 1/ lui donner la mort, comme Ian Fleming l’a fait pour James Bond ou Agatha Christie pour Hercule Poirot. 2/ l’enchaîner à l’américaine avec ses compagnons et les laisser s’échapper dans une Odyssée improbable comme George Clooney dans O Brother. 3/ le laisser s’échapper seul comme Harrison Ford dans Le Fugitif et advienne que pourra, il sera « wanted », poursuivi dans son errance par un obssédé Clint Eastwood (en fait par le moins connu Tommy Lee Jones). Nous jugerons sur pièces.

  2. Ah ! Enfin un peu d’encouragement dans cette aventure dont je ne sais pas très bien comment elle va tourner (tourner court ? tourner vinaigre ? tourner au ridicule ? tourner en rond ? à vide ? autour du pot ? …)
    En effet, d’une part, je n’ai que 4 chapitres d’avance sur vous autres lecteurs. D’autre part, le personnage du narrateur commence à m’échapper.

  3. On espère surtout que notre ami Phil a bien planqué son P38. Les cops de Beverly Hills sont bien élevés mais mais pas forcément compréhensifs avec les migrants qui roulent dans une vieille Hudson Hornet déglinguée.

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