Go West ! (29)

(…)« Putain, dis-donc, c’est beau ! »
J’ai reconnu la voix de JP. Lui qui ne sort jamais plus d’une grossièreté par mois n’a pas pu retenir son exclamation. Il ne s’est adressé à personne en particulier, il n’a fait que murmurer, mais tous nous l’avons entendu.  Personne ne lui intime de se taire. Il a dit ce que nous pensions. Il n’y a plus rien à ajouter.

Près de l’endroit où nous avions garé la voiture, il y avait un vieux panneau publicitaire métallique, tout percé d’impacts de balles, qui promettait un vol most spectacular au coeur du Canyon. Le panneau disait : 20 dollars pour un groupe de huit personnes. Comme nous étions six et que les touristes étaient rares, nous montâmes pour 18 dollars dans un monomoteur, sans doute plus vieux encore que le panneau publicitaire mais dont la peinture jaune délavé ne portait pas de trace de balles. Quand le pilote nous rejoignit à bord, il s’installa à la place de gauche, démarra l’avion, commença à rouler sur la piste en terre et, se retournant vers nous avec un grand sourire dit « Accrochez-vous, les gars. Ça pourrait secouer pas mal. » Comme il n’y avait pas de ceinture de sécurité, chacun s’agrippa à ce qu’il pouvait tandis que l’avion roulait de plus en plus vite. Effectivement, pendant la course d’envol entre les sapins, ça secoua pas mal, au point que la porte passagers s’ouvrit et se mit à battre contre la carlingue. Toujours souriant et sans ralentir l’appareil, le pilote se retourna pour demander si « quelqu’un voulait bien refermer cette foutue porte ! « , ce qui fut fait. Dès que les roues eurent quitté le sol, tout se calma, à part le rugissement du moteur. Nous volions tout droit, à trois mètres au-dessus de la cime des sapins et je regardais les sentiers se dessiner entre les arbres et les buissons, quand tout à coup, il n’y eut plus de sapins, plus de buissons, plus de sentiers, juste le vide. Mille six cents mètres de vide. Nous étions mille six cents mètres au dessus des méandres marron clair du fleuve Colorado. Dans une manœuvre sans doute coutumière et propre à impressionner le client, le pilote coupa brusquement les gaz et plongea dans le canyon. Ça ne dura sans doute que deux ou trois secondes, mais de très longues secondes, des secondes au cours desquelles vous avez l’impression que tout ce qui n’est pas fait d’os dans votre corps veut remonter dans votre cage thoracique et plus haut si possible. Le pilote tira sur le manche et je récupérai mes entrailles à la bonne place. Le reste du vol se passa calmement et au bout d’une vingtaine de minutes nous étions de retour au terrain.
Nous passâmes le reste de la journée à trainer sur le sentier qui borde la falaise, à contempler les roches multicolores et changeantes avec les heures de la journée et le passage des nuages, à regarder les rapaces tournoyer au-dessus du vide et les caravanes de touristes descendre vers le fleuve Colorado à dos de mulet sur des sentiers étroits. Et puis, à force de ne rien faire, le temps passa et il fallut partir puisque nous voulions arriver à Las Vegas pas trop tard dans la nuit.

Un peu après Williams, la Route 66 s’insinue en descente dans une forêt de grands pins en larges virages bien dessinés. La montagne est sur notre gauche et, sur notre droite, le terrain descend en forte pente forte à travers les pins jusque vers un torrent.
Soudain, au débouché d’un virage sur la gauche, un grand arbre est en travers de la route. Je ne sais plus qui conduit à ce moment, mais peu importe pour ce que je veux raconter, toujours est-il qu’il freine fortement mais sans panique et arrête la voiture sur la chaussée à quelques mètres de l’obstacle. À cet endroit, il n’y a pas de bas-côté, pas de shoulder où se garer. Nous descendons de voiture et tous les six nous approchons de l’arbre pour examiner la situation. L’arbre couché ne fait que sept ou huit mètres. Du côté gauche de la route, sa cime s’appuie sur le talus. Du côté droit, ses branches basses maintiennent le tronc à presque un mètre au-dessus du bitume. En l’attrapant par le sommet, il doit être possible de le faire pivoter pour le ranger le long du côté droit de la chaussée. Pendant que nous réfléchissions, une voiture qui venait en sens inverse s’est arrêtée comme nous quelques mètres avant le pin. Une famille en descend. Nos deux groupes, chacun de son coté de l’arbre, se préparent à le saisir par la cime.
C’est alors qu’un bruit se fait entendre derrière nous, un bruit de moteur qui monte brutalement en régime. C’est un camion qui dévale la pente. Plus précisément, c’est un semi-remorque dont l’attelage, vide, est un châssis porte-engins, mais cela, nous ne le savons pas encore. Devant l’obstacle qui lui barre la route, le chauffeur a rétrogradé puis pesé sur le frein tout en faisant hurler ses sirènes. Et la remorque a commencé à chasser de l’arrière.
Sur la route, nous sommes là, hypnotisés par le monstre qui fonce sur nous en rugissant. Incapables de penser, incapables de bouger, comme statufiés, nous regardons grossir ces tonnes d’acier rutilant qui vont immanquablement nous anéantir dans moins de quatre secondes. Aujourd’hui encore, même après autant d’années, je n’ai pas besoin de faire un grand effort de mémoire pour revoir de façon très réaliste ce qui s’est passé. De là à reconstituer les réflexes, les pensées et les décisions du chauffeur, il n’y a qu’un pas.

Devant lui, une voiture marron arrêtée et six bonshommes statufiés qui le regardent, stupéfaits, lui barrent la partie droite de la route ; derrière la voiture, un tronc d’arbre, un sapin avec toutes ses branches, couché en travers de la route. A droite, coté torrent, les branches basses maintiennent le tronc à un mètre du sol. A gauche, côté montagne, la cime de l’arbre repose sur le talus de l’autre côté de la route. Au-delà du tronc, une voiture bleue et ses quatre passagers tout aussi statufiés lui barrent la partie gauche de la route. La route est en descente, la vitesse est trop grande et la distance à l’obstacle trop courte pour pouvoir s’arrêter. D’ailleurs sur le coup de frein instinctif, la remorque a commencé à chasser sur sa gauche. Il n’y a plus que deux solutions. La première, c’est continuer comme ça, continuer à freiner et à se mettre en travers, puis percuter une Hudson 51 et ses occupants dispersés sur la chaussée, un tronc d’arbre et très probablement la voiture montante et deux ou trois de ses passagers. La seconde, c’est passer en force en évitant si possible les deux voitures et leurs passagers.
Passer en force, c’est cela qu’il faut faire, s’est dit le chauffeur et il se porte sur le milieu de la chaussée en accélérant. La remorque se redresse et le tracteur vient heurter le tronc de face en pleine vitesse. Dieu merci, la hauteur du parechoc avant est supérieure à celle du tronc couché, et ce sont les pneumatiques avant qui attaquent le tronc. Un énorme choc sourd et le premier essieu du tracteur passe l’obstacle. L’essieu arrière suit. Une seconde plus tard ce sont les trois essieux arrière de la remorque qui passent à leur tour dans un grand tintamarre de ferraille. Un coup de volant sur la droite et la voiture bleue est évitée. C’est gagné. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’arrête avant le prochain virage. Le chauffeur saute sur l’asphalte, considère un instant le tableau de l’arbre toujours en place et des voitures qu’il bloque, crie quelque chose d’incompréhensible avant de remonter dans sa cabine. Il repart dans un long coup d’avertisseur pour disparaitre derrière le prochain virage.

Tandis que les piétons, le souffle coupé par ce qu’ils viennent de voir, se rassemblent lentement autour de l’arbre, je m’interroge sur l’étrange comportement du chauffeur. Je n’arrive pas à comprendre qu’il soit pressé au point de ne pas prendre quelques minutes pour reprendre son souffle, engueuler tout le monde, aider à dégager la route… mais dans quelques instants, j’aurais compris.
Donc, nous sommes en train de nous remettre de cette émotion et de nous rassembler autour du pin couché pour reprendre la manœuvre de dégagement de la route que nous avions ébauchée un peu plus tôt. Et c’est alors qu’un bruit se fait entendre derrière nous, un bruit de moteur qui monte brutalement en régime. C’est un camion qui dévale la pente, un camion en tout point identique à celui qui vient de disparaitre. En voyant notre Hudson et l’arbre qui lui barre la route, le chauffeur a rétrogradé puis pesé sur le frein. Quand la remorque a commencé à chasser, le chauffeur a lui aussi choisi de passer en force. Il s’est porté sur le milieu de la chaussée en accélérant. La remorque s’est redressée. Ses pneumatiques ont franchi l’obstacle en bondissant par-dessus. Un habile coup de volant lui a permis d’éviter la voiture montante. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’est arrêté au même endroit que le précédent. Le chauffeur a sauté sur l’asphalte. Il a considéré la scène un bref instant et il nous a montré le poing en criant une insulte inaudible. Et puis il est remonté dans sa cabine pour continuer sa route et disparaitre dans un long coup d’avertisseur furieux.
Il ne nous restait plus qu’à dégager le pin fautif.

A SUIVRE

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