Go West ! (26)

(…) Une fois dehors, je me suis penché dans la voiture.
— Je suis vraiment désolé, tu sais. Je ne pensais pas que…
— Je vais les tuer, ces filles, m’a interrompu Tavia en faisant rugir le moteur.
Et puis, elle a démarré en trombe en grillant le feu rouge. Je ne l’ai jamais revue.
J’aurais aimé qu’elle me rassure, qu’elle me dise que ce n’était pas ma faute, qu’elle ne m’en voulait pas, mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a juste dit « Je vais les tuer, ces filles ».
De toute façon, je ne l’ai jamais revue, Tavia, alors…

J’aurais pu la revoir, Tavia, mais ça ne s’est pas fait. Je suis sûr que j’aurais pu la revoir mais il aurait fallu pour ça que je reste encore un peu dans la ville. Ce qui est certain c’est que j’aurais au moins essayé. Nos premières heures ensemble avaient quand même créé un sacré degré d’intimité et il s’en était fallu de peu pour que… bon enfin, pour que nous nous connaissions mieux. Si j’arrivais à la revoir, notre « amitié » ne partirait pas de zéro. Je trouvais que je n’avais pas trop mal manœuvré dans cette histoire, et il aurait été dommage de renoncer à cet investissement sans même tenter à nouveau ma chance. Bon, d’accord, finalement, nos débuts avaient été assez pénibles, surtout pour Tavia, et ça avait dû laisser quelques traces chez elle. Je ne sais pas comment elle avait pu se débrouiller pour rentrer chez ses parents à neuf heures du soir, seulement vêtue d’une chemise d’homme et d’une vieille couverture enroulée autour de la taille, les pieds en sang et les cuisses zébrées de griffures. Je sais que les filles sont très fortes pour justifier ce genre de situation invraisemblable ; c’est en tout cas ce que nous apprennent les comédies hollywoodiennes et les pièces de boulevard françaises. Mais la crédulité des parents a ses limites et ça n’avait sûrement pas été facile. J’aurais admis volontiers et sans vrai dommage pour mon amour propre que la demoiselle ne veuille plus entendre parler de moi. Mais, bon, ça valait le coup d’essayer.
Seulement voilà, je n’avais pas eu le temps parce que quarante-huit heures exactement après le guet-apens d’Oak creek, j’étais propriétaire d’un sixième d’une voiture qui roulait vers le Grand Canyon, j’étais assis à l’avant-droit , ma main droite pendait à l’extérieur en braquant vers l’avant une grosse lampe torche , et j’avais un Colt dans la poche.
Pour en arriver là, il avait fallu qu’un certain nombre de choses se produisent qui ne m’avaient pas laissé le temps de m’occuper de Tavia.

D’abord, j’avais dû régler mes comptes avec mes petits camarades qui m’avaient gentiment laissé dans la panade au fond d’un canyon. Devant mon air furieux, ils commencèrent par me jurer qu’ils étaient totalement innocents de cette cabale, qu’à un moment, ils m’avaient vu partir avec Tavia vers, pensaient-ils, des lieux de plaisir, qu’ils avaient quitté Oak creek sans nous attendre, persuadés qu’ils étaient que Tavia et moi avions bien d’autres choses à faire que de rentrer avec eux, qu’aucune fille ne leur avait dit quoi que ce soit de la sale blague qu’on nous avait faite. J’avais du mal à croire à leur innocence, mais la contester clairement revenait à s’engueuler très fort et risquer de gâcher les cinq ou six semaines que nous devions encore passer ensemble. Je fis donc plus ou moins semblant d’accepter leur version, laissant quand même planer un petit doute, juste pour ne pas paraître ridiculement dupe dans le cas où ils auraient été complices.
« Alors bon, fais pas chier, dit Hervé, et raconte-nous plutôt comment ça s’est passé avec la fille. T’as conclu ou t’as pas conclu ? » Conclure fut-il le mot qu’il utilisa, je n’en suis pas certain.

Je l’ai dit plus haut, à cette époque et pour des raisons que j’ai déjà données, j’évitais de mentir. Avec Cal, je n’avais pas pu faire autrement, mais avec eux, ça ne me paraissait pas nécessaire, d’autant plus que dire la vérité préservait l’honneur de la jeune fille. Je leur racontai donc, dans les grandes lignes, ce qui s’était passé.

« Dis-donc, les nanas, ça n’a pas l’air de marcher très fort pour toi en ce moment, dit quelqu’un. Entre celle qui te poses un lapin à l’aéroport et celle qui perd ses vêtements au plus mauvais moment, tu parles d’un score, mon pauvre vieux !
— sans parler de Paola l’Italienne, ajouta ce gros malin de JP qui faisait partie de la bande de Zermatt. Tu sais, celle qui t’avait donné une fausse adresse ! »
Et tous s’étaient mis à rigoler.
D’accord, et même sans mentionner la folle de Colombus dont ils ignoraient l’existence, tout ça n’avait pas été très brillant. Mais il fallait que je remette les pendules à l’heure : « Et vous, les gars, demandai-je, perfide, vous avez beaucoup performé, ces temps-ci ? Racontez-moi ça un peu …»

Ma demande resta sans réponse et, par une sorte de gentleman agreement, le sujet de conversation fut abandonné pour un autre, plus important, qui nous occupait depuis plusieurs jours : l’achat d’une voiture. Hervé, toujours dans son rôle d’organisateur, avait repéré chez l’Honest Joe du coin une voiture qui nous conviendrait très bien : d’abord, elle ne coutait que 75 dollars, ce qui, divisé par six, entrait dans nos prix ; ensuite, elle pouvait nous loger convenablement tous les six ; elle ne datait que d’une dizaine d’années et elle était en bon état ;  enfin, son kilométrage, une centaine de milliers de miles, était acceptable. Honest Joe assurait que dans un mois ou deux, après usage, nous pourrions la revendre n’importe où pour le même prix. Le lendemain matin, dès l’ouverture, nous étions chez Honest Joe en train de tourner autour de la voiture. C’était une Hudson Hornet de 1951, elle avait six cylindres en ligne pour une cylindrée totale de presque cinq litres. Ces précisions ne me parlaient pas, mais elles avaient l’air d’impressionner les autres, qui s’y connaissaient ou faisaient semblant. Pour moi, ce que je voyais c’était que la voiture était grosse, lourde et laide, mais qu’elle avait deux banquettes à trois places, quatre portes et un grand coffre, tout ce qu’il nous fallait. En même temps, je me souvenais de ce que m’avait dit Cal à propos des marchands de voitures d’occasion et j’en fis part aux amis : tous des voleurs, des menteurs sans scrupules. Comment savoir si la voiture n’allait pas nous lâcher en plein désert au bout de cent kilomètres ? La solution, c’était de demander à Meg.
Meg était l’une des filles de notre bande. Son père était propriétaire de la concession Chrysler de Flagstaff. Il pourrait sûrement nous conseiller. Il le fit et même beaucoup plus : dans la journée, il passa trois coups de téléphone, envoya un mécanicien chez Honest Joe, nous informa que le mileage de la Hudson était plus proche de deux cents miles que de cent, mais que la mécanique était en état correct, qu’il avait obtenu une baisse du prix à cinquante dollars et qu’il nous avait trouvé une assurance pour vingt-cinq dollars.
Si ce que le père de Meg avait obtenu pour nous nous emplissait d’aise, je pense aujourd’hui qu’il ne devait pas être moins satisfait de voir la petite bande de sneaky frenchmen quitter la bonne ville de Flagstaff. Je me demande même si, pour être certain de nous voir partir, il ne serait pas allé jusqu’à nous l’offrir, cette voiture, quitte à ouvrir une souscription auprès des autres parents de Flagstaff.
Les papiers furent signés le lendemain matin. Nous décidâmes de partir pour le Grand Canyon le soir même.

Mais avant de prendre la route, il faut que je dise comment j’étais devenu propriétaire d’un revolver.

A SUIVRE

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