Rendez-vous à cinq heures avec le passé

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LE SILENCE DES PARENTS 

Mon cher Philippe,

Bien que le passé ne t’intéresse pas et que le présent ait des raisons de te préoccuper, j’aimerais que tu soumettes un jour aux lecteurs de ton blog cette question que je me pose tous les jours. Leurs réponses me seraient utiles.

Je suis né en 1950 et, bien qu’on n’en parlât jamais, la guerre terminée depuis quatre ans était encore omniprésente à notre insu. Par crainte de je ne sais quelle restriction, on ne mangeait jamais de pain frais, on finissait d’abord le pain rassis de la veille. C’était une des obsessions de ma mère héritées des années de privation dont je ne pouvais pas comprendre pas la raison. Nous étions heureux, ou plutôt nous n’étions pas malheureux, même si nous, les enfants, ne le savions pas.

Avec le temps, le silence de mes parents est devenu pour moi une énigme à laquelle je ne trouvais aucune réponse. Eux n’avaient jamais rien fait de mal, j’en suis convaincu, ce qui exclut déjà cette explication à leur attitude. Alors pourquoi ne nous ont-ils jamais parlé de la guerre et de leur vie pendant la guerre ? Cette interrogation a grandi au fur et à mesure que je vieillissais. Bien d’autres se l’étaient posée avant moi. Comme la majorité des Français, mes parents n’avaient été ni collaborateurs, ni résistants. Ma mère avait passé ces années-là à Nogent-le-Roi, un village de la Beauce où la présence allemande se résuma pour elle à voir passer des avions de guerre au-dessus de sa tête. La faim, je ne crois pas qu’elle l’ait connue comme la plupart des Français qui vivaient à la campagne. Ce fut plus difficile pour mon père étudiant en médecine à Paris où il vivait seul à la Cité Universitaire. Au début, sa mère lui envoyait de Haute-Vienne de quoi manger mais cela s’interrompit un jour sans que j’en connaisse la raison. Il faut dire qu’elle était un peu folle et qu’elle oubliait parfois d’aller le chercher au pensionnat quand il était enfant. Mon père souffrit de la faim et il était obligé de faire plusieurs salles de garde à la suite pour réussir à se nourrir. Les photos le prouvent, c’est pendant la guerre qu’il devint si maigre et qu’il le resta toute sa vie. Comble de malchance, il fut réquisitionné et fait prisonnier le matin même de l’armistice. Il ne passa que peu de temps dans un camp de prisonniers. Le commandant les libéra au motif que des médecins seraient plus utiles sur le terrain. J’ai l’impression que mon père n’a connu que des Allemands bien élevés. A sa décharge, comme je ne l’appris que bien plus tard, tous les Allemands n’étaient pas des nazis.

Voilà ce que je sais de mes parents pendant la guerre. Rien de glorieux mais rien de répréhensible non plus. Pourtant, l’omerta qui régna dans mon enfance est bien réelle. Elle était fréquente pour ne pas dire la règle dans la plupart des familles que j’ai connues où seuls ceux qui avaient été résistants en parlaient volontiers. Mon oncle avait été fait prisonnier au début de la guerre et l’était resté pendant quatre ans. Lui non plus n’en parlait jamais. Mon beau-père avait été marin jusqu’au drame de Toulon puis résistant ; il en parlait parfois non par fierté mais pour dire qu’il avait eu de la chance d’en être sorti vivant.

La question que je me pose et que je vous pose est la suivante : quelle la raison du silence de nos parents sur la guerre qu’ils ont vécue ? Voici quelques-unes des réponses qui me sont venues à l’esprit sans qu’aucune ne m’apparaisse la bonne :

1 La faute d’avoir été pétainistes comme tous les Français en 1940 ?

2 La honte d’avoir perdu la guerre ?

3 La lâcheté de n’avoir pas été résistant ?

4 La culpabilité d’avoir survécu alors que des innocents étaient morts pour les défendre ? Et en particulier, ce que moi je juge effrayant, la mort de tous ces gamins en majorité américains sur nos plages de Normandie ? Même si, d’après Mauriac, « Les américains entrèrent dans la guerre le jour où cette guerre devînt leur guerre, et pas une minute plus tôt », cela ne change rien à la mort injuste de ces enfants qui ne savaient même pas où se trouvait le pays qu’ils venaient délivrer.

5 Le génocide inacceptable des juifs auquel la majorité des Français ne s’était même pas opposée.

Parmi les nombreux ouvrages que j’ai lus sur cette période, aucun n’a répondu à ma question même si plusieurs m’ont appris des choses ou en ont confirmé d’autres.

Michel Audiard : « Cette guerre, on voulait bien la gagner, à la rigueur la perdre, mais en aucun cas la faire »

Frédéric Beigbeder : « On a voulu nous protéger du passé le plus violent qui soit. Nos parents étaient nés un quart d’heure avant la tragédie, et nous sommes arrivés un quart d’heure après. Ils n’en parlaient jamais ».

Dans « Aurais-je été résistant ou bourreau ? », Pierre Bayard pense qu’il ne serait entré dans la clandestinité et la résistance que pour une seule raison : échapper au STO.

Le retour d’Allemagne des premiers prisonniers des camps de la mort racontée, je crois, par Pierre Assouline, est terrible : « On avait demandé aux Parisiens de venir nombreux accueillir à la gare de l’est les survivants des camps de concentration. Une foule impressionnante était massée sur les quais. Quand les premiers squelettes flottant dans leurs pyjamas rayés noir et blanc descendirent du train, ce fut la sidération absolue. Quand ces moribonds alignés comme des écoliers entamèrent la Marseillaise, la foule entière se mit à pleurer.

Merci de vos réponses

Lorenzo dell’Acqua

2 réflexions sur « Rendez-vous à cinq heures avec le passé »

  1. Il y a une répercussion psychologique énorme sur les enfants juifs dont les parents ont survécu aux camps de concentration, leurs parents ne pouvaient pas parler de l’horreur absolu mais ils étaient tellement traumatisés qu’ils ont transmis à leur enfant cette dépression, on l’a entendu par divers témoignages.
    Et il y a des survivents des camps, très peu vu leur âge, qui ne cessent de témoigner dans les écoles pour que personne n’oublie, c’est leur raison de vivre.

  2. Ne pas parler ou ne pas aimer parler des périodes difficiles que l’on a vécues est un phénomène répandu qui n’est pas réservé à la génération de nos parents.
    Je l’ai rencontré bien sur chez mes parents, mais chez des juifs ayant vécu cette période, des américains ayant combattu en France, des français ayant combattu dans la Grande Guerre. Il y a bien sûr des exceptions : ceux qui en tirent un ou plusieurs livres, parce que c’est leur métier ou parce qu’écrire leur permet d’exorciser la période, ceux qui cherchent à se faire plaindre, ceux qui veulent en tirer profit pour leur orgueil ou leur portefeuille… mais le cas général, c’est bien celui que Lorenzo a abordé.
    Les raisons possibles qu’il donne pour ce mutisme sont au nombre de cinq. J’en ajouterai une sixième, qui me parait à moi la plus vraisemblable et par conséquent la plus répandue : l’envie de passer à autre chose.

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