Go West ! (4)

(…) La voiture a dû ralentir et s’arrêter tout doucement derrière moi, parce que je n’ai rien entendu. Le coup de klaxon tout proche me fait sursauter. Je me retourne et devant moi, il y a une grosse Ford décapotable, moteur ronronnant. A part le filet de couleur crème qui parcourt le flanc de la voiture depuis le phare avant jusqu’au feu arrière et la capote de même couleur qui est repliée sur l’arrière, toute le reste est rouge, les portières, les ailes, le capot, les sièges, les pare-soleil, tout, rouge, rouge vif. J’ai le soleil dans le dos et malgré les moustiques écrasés en arcs de cercle sur le pare-brise, je vois très bien le haut du corps de la fille qui est assise derrière volant.

J’ai toujours rêvé d’une situation comme ça. C’est mon côté Cendrillon à Hollywood. Le genre de situation où je suis garçon de café à la Contrescarpe et où Grace Kelly vient s’asseoir en terrasse, esseulée, un peu mélancolique. Le genre de situation où après que je lui aie servi son verre de chardonnay, nous lions conversation et où finalement je l’emmène visiter la ville dans ma vieille deux-chevaux. Pas en scooter parce que ça fait trop Vacances Romaines, en deux-chevaux. Ou alors, je fais du stop entre San Francisco et Los Angeles, et Marylin Monroe arrête sa superbe décapotable à côté de moi. Nous finissons la soirée incognito dans un bar de Venice Beach. Ou alors…

La fille derrière le volant porte sur la tête un voile de tulle vert amande noué sous le menton. Trois bigoudis roses émergent de dessous le voile. Les cheveux sont blonds et les yeux sont cachés par de grosses lunettes noires. Son nez est étroit et légèrement busqué. Elle n’est pas maquillée. Elle porte ajusté à son cou un étroit collier de cuir marron. On dirait un collier de chien. Une grosse breloque en forme de dé pend à la boucle qui ferme le collier. Sa poitrine gonfle à peine son chemisier bleu ciel sans manches. Son col cheminée est boutonné serré jusqu’au collier de chien. Elle doit avoir vingt-cinq ans.

Deux ou trois secondes ont dû s’écouler depuis le coup de klaxon. Comme je ne bouge toujours pas, elle me fait un signe de la main par-dessus le pare-brise. J’émerge de ma contemplation et reviens sur terre. Évidemment, elle ne ressemble pas à Marylin Monroe. A Grace Kelly non plus. Mais je suis paumé. Et la voiture est décapotable. Et c’est une fille.

Je m’approche de sa portière. Elle dit :
—  Salut ! Où allez-vous ?
—  Flagstaff…
—  Connais pas. C’est par où ?
—  Vers l’Ouest… en Arizona…
—  Je vais vers le Sud. Dommage ! Salut !

Ah non ! Elle ne va pas me planter là, elle aussi ! Je me penche un peu à l’intérieur de la voiture. Elle porte un minishort beige et des sandales de cuir au bout de deux longues jambes duvetées.
—  Attendez, attendez ! Où ça, vers le Sud ?
—  A Columbus, Georgia. Marrant, non ? Je vais de Columbus à Columbus…
—  Ouais, marrant, dis-je en souriant.
J’essaie de prendre un air décontracté, charmant, presque dragueur, mais dans mon état de crasse et d’épuisement, ce n’est pas facile. J’essaie quand même :
— Écoutez, peut-être que vous pourriez me prendre pour un ride d’une centaine de miles, juste de quoi me sortir d’ici. Vous pourriez me lâcher sur une grande route, dans une station d’essence, n’importe où. Ici, je suis en panne depuis des heures. Personne ne passe jamais. Enfin, personne d’intéressant. A part vous, bien sûr, Ah ! Ah !… Et puis j’ai toujours rêvé de monter dans une belle voiture comme ça…
Je ne veux surtout pas avoir l’air de supplier, mais je crains bien que ce soit quand même le cas.
— D’accord, montez ! On regardera la carte tout à l’heure.

Sauvé ! Je contourne la voiture à toute vitesse et j’ouvre la portière. Je suis à peine assis sur la banquette qu’elle démarre aussitôt. Tout de suite, le vent me rafraichit. Je m’étire en m’adossant contre la portière et je pousse un soupir d’aise. Je regarde ses mains sur le volant, les clés sur le contact, le porte-clés avec son dé porte-bonheur qui frôle son genou droit, le léger duvet blond de ses cuisses, son pied lacé de cuir qui appuie sur l’accélérateur…
— Aïe ! J’ai oublié mon sac …
Elle freine brutalement. La grosse voiture s’arrête en oscillant dans un nuage de poussière, juste comme dans les films.
Je descends à la volée et je cours le long de la route sur la centaine de mètres que nous venons de parcourir. J’attrape mon sac au vol et je reviens en courant. Quand je remonte dans la voiture, j’ai l’air encore plus lamentable que tout à l’heure.
— Désolé…, dis-je en reprenant mon souffle, désolé !
— Bon, on peut y aller maintenant ?
Je n’arrive pas à décider si c’est de l’agacement ou de l’amusement qu’elle a mis dans sa dernière question. Alors je me rencogne contre la portière et je me tais.

Ça fait bien vingt minutes que nous roulons en silence. Ça devient gênant. C’est vrai, quand même, c’est sa voiture, son essence, son temps. La moindre des choses, ce serait que je lui fasse la conversation. Je lance un ballon en l’air :
— C’est drôle, dans votre pays, toutes ces villes qui portent le même nom, Columbus, Springfield, même Paris… Vous savez qu’il y a un Paris au Texas ?
— Pourquoi ? Il y en a un autre ?
Je mets bien deux secondes à réaliser qu’elle plaisante. Je continue dans les platitudes :
—Vous êtes déjà allée à Paris ?
—Mon chou, j’ai jamais fichu les pieds à New-York, alors Paris, tu penses !

Elle m’a appelé « Mon chou »! C’est gentil, mais ça me gêne un peu quand même qu’elle m’appelle comme ça. Je doute que ce soit de l’intimité. Je pense plutôt que c’est de la condescendance. Ma parole, elle me prend pour un gamin. C’est vrai que dans l’état où elle m’a trouvé, je devais plus ressembler à un poulet plumé qu’à Alain Delon. Mon chou ! Il va falloir changer ça. Bon, allons-y !
— C’est dommage, c’est une ville magnifique, vous savez. Complètement différente des villes d’ici.
— Raconte-moi, mon chou. Ça me tiendra éveillée.
— Vous êtes fatiguée ? Vous voulez que je conduise ?
Mon rêve ! Conduire au crépuscule une grosse décapotable sur une longue route de campagne américaine avec le coude à la portière et une fille sur la banquette. Mais ce ne sera pas pour tout de suite :
— Ça va. Alors, raconte-moi Paris.

A SUIVRE

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