Go West ! (10)

(…). devant cette carte et l’étirement irréfutable du rectangle, je réalisai qu’une fois à Montgomery, j’aurais parcouru plus de 1200 miles depuis New York et que je serai encore à 1700 miles de Flagstaff. La plus courte distance entre ces deux villes étant seulement de 2300 miles, cela voulait dire que la fille de Columbus m’avait couté un détour de 600 miles, c’est à dire un petit millier de kilomètres. Mille kilomètres pour prendre deux gifles, se couvrir de ridicule et être recherché par le sheriff d’un comté du Tennessee. Mais c’était fait. Et puis, l’aventure, c’est l’aventure.

Le reste du voyage jusqu’à Flagstaff ne fut pas sans histoire, mais à présent, j’étais à des centaines de miles du Cove creek Motor Inn, je commençais à avoir de l’expérience et je laissais venir les événements avec moins d’inquiétude. La Ford Ranch Wagon m’avait déposé sur une petite route qui pointait plein ouest vers Jackson mais il n’y circulait que des tracteurs agricoles, des pick-up de fermiers et des voitures conduites par des femmes à bigoudis et voiles de tulle. J’avais ressorti mon petit drapeau français et ma pancarte Going West !, je brandissais mon pouce, je prenais l’air le plus inoffensif possible, mais je restais sur le carreau dans la chaleur et la poussière. Pourtant, vers la fin de la journée, un vieux semi-remorque s’arrêta pour me prendre à son bord. Le conducteur devait avoir trente ans à peine. Il avait pris en charge quelque part en Géorgie une trentaine de tonnes de pastèques qu’il devait livrer à New Orléans. Il pouvait m’emmener sur une centaine de miles jusqu’à Meridian où il bifurquerait vers le sud, vers New Orléans. De là, je pourrais continuer vers l’Ouest, vers Jackson, Shreveport, l’Arizona ! Trente tonnes de pastèques entassées dans un vieux camion sur des routes étroites et sinueuses dans un paysage vallonné. Il m’a fallu un peu de temps pour m’habituer à la façon de conduire de Franck : il accélérait à fond dans les descentes pour aborder les montées avec le maximum d’élan, il klaxonnait dans les hauts de côte et les virages sans visibilité pour avertir les éventuels gêneurs et il traversait les petites villes et les villages toutes sirènes hurlantes “pour réveiller les ploucs“, car il était fier d’être de la ville, fier d’être d’Atlanta.
J’avais constamment l’impression que le camion allait se disloquer dans une descente ou verser au prochain virage. Toutefois, sans raison logique, je me mis à avoir moins peur quand la nuit fut totalement tombée. Le bruit infernal du moteur et mon incompréhension de l’accent du Sud de Franck ne favorisaient pas la conversation, mais pendant les trois heures que dura notre cohabitation, je sentis une certaine sympathie naitre entre nous. Il devait être content de rencontrer quelqu’un d’aussi différent de lui, français, parisien, étudiant, sans souci, et moi de découvrir un vrai sudiste, camionneur, chargé de famille, heureux  et d’esprit ouvert.
Sans que je lui demande, Franck fit un détour de quelques miles pour contourner Meridian et vers onze heures du soir, il me déposait dans une station-service sur la route de Jackson. Je le quittais avec regret en lui laissant mon petit drapeau comme souvenir.

Quand on fait de l’auto-stop, l’avantage d’être dans une station-service, en dehors de la possibilité de boire un coke et de se laver un peu, c’est qu’on peut aborder les automobilistes. Ça ne les empêche pas de refuser, mais au moins on a eu une chance d’établir le contact. Au bout d’une heure, j’avais trouvé un ride intéressant. C’était encore un camion, un beau semi-remorque tout rouge, avec une de ces cabines rutilantes de chromes, bardées de phares et de sirènes. Il livrait du mobilier de bureau dans une usine une vingtaine de miles avant Jackson. Pendant le trajet, j’appris que mon chauffeur avait fait des études pour être professeur d’espagnol, mais que, dans l’enseignement, les salaires étaient vraiment trop bas pour pouvoir mener une vie décente. Alors, il avait choisi d’être chauffeur routier sur les longues distances, métier fatiguant mais autrement rémunérateur. Quand, au cours de notre conversation, je lui dis qu’une fois à Flagstaff, je comptais bien aller voir le Grand Canyon, il me dit : « Pour quoi faire ? C’est juste un grand trou dans la terre ! » A un moment, il me proposa d’aller dormir dans la couchette dissimulée par un rideau derrière les sièges. Je ne me souvenais plus depuis quand j’avais dormi pour la dernière fois et j’acceptai volontiers. Je me réveillai un peu plus tard au milieu de photos de playmates épinglées partout sur le capitonnage de la cabine. Nous étions à l’arrêt devant l’entrée de l’usine. Il allait falloir se séparer.

Me voilà à nouveau sur le bord de la route. Elle est large. Tout à l’heure, je me suis éloigné un peu du carrefour aménagé à l’entrée de l’usine, j’ai sorti ma pancarte et j’ai brandi le pouce. Tout de suite est arrivé un premier flot de voitures et de pick-up. C’étaient les ouvriers, les techniciens qui prenaient leur poste. Un heure plus tard, c’était au tour des cols blancs avec leur Chevrolet de l’année dernière et les secrétaires avec leur VW Coccinelle. Puis la circulation se calma. Les rares voitures qui roulaient vers l’Ouest passaient très vite, et les camions, encore plus vite. Petit à petit, la chaleur montait. Ça aussi, je commençais à en avoir l’habitude. Encore une heure et je vis apparaitre au bout de la route la silhouette reconnaissable d’un de ces autocars surélevés, un Greyhound, qui sillonnent l’Amérique du nord au sud et d’est en ouest comme des vaisseaux de ligne traversent les océans. Inutile de lui faire signe, il ne s’arrêterait pas : on ne demande pas l’arrêt du Queen Mary au milieu de l’océan.
Comme je le regardais approcher, le haut navire donna une série de petits coups de klaxon en guise de cloche de quart suivie d’un hurlement de sa corne de brume. Derrière le pare-brise, sous le pare-soleil baissé, je pouvais voir le visage du capitaine à moitié caché par ses lunettes de soleil. Au passage, il m’envoya une sorte de salut militaire saccadé. Peut-être me souhaitait-il bon voyage, bon courage, ou alors se moquait-il de moi ? Tandis que le flanc argenté de l’autocar me frôlait à me secouer, faisant voler les pans de ma chemise, j’imaginais, derrières ses vitres fumées, ses fauteuils confortables, son air conditionné, ses toilettes… Il finit par s’évanouir dans la brume de chaleur et la poussière.

Il est midi. Il faudrait que je m’achète un chapeau.
Deux heures encore et toujours rien. Soleil. J’ai sorti une chemise de mon sac et je me la suis mise sur la tête. Encore une heure et je me suis assis sur le sac, au bord de la route. J’ai placé le carton contre ma jambe de manière à ce qu’il reste lisible. Après qu’il se soit envolé trois fois au passage des trois premières voitures, je l’ai coincé sous un pied et puis j’ai posé mes coudes sur mes genoux, j’ai pris ma tête entre les mains et j’ai fermé les yeux. New-York — Flagstaff ! En stop ! Quelle ânerie ! Fais chier, Hervé, fais chier !

A SUIVRE
(dans une semaine, qui sait ? )

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