Go West ! (9)

(…) je sors le carton que j’ai gardé depuis Harrisburg. Je regarde avec un peu de nostalgie ce que j’y avais inscrit naïvement au feutre trois jours plus tôt : « French ! To California ! ». Aujourd’hui, je suis à la fois moins exigeant sur la destination et moins convaincu de l’attractivité de ma nationalité pour les automobilistes américains. Alors, j’écris plus simplement : Going West !
J’ai toujours aimé cette belle injonction : Go West… Go West, young man, and grow up with the country !… Mais aujourd’hui, pour moi, il ne s’agit pas de grandir avec le pays, mais beaucoup plus simplement de quitter le comté, ses motels et ses flics le plus vite possible.

C’est un camion qu’il me fallait, alors je n’ai pas brandi ma pancarte, je n’ai pas levé le pouce vers la voiture que j’entendais arriver derrière moi. Pourtant, après m’avoir dépassé, elle a parcouru encore une centaine de mètres, elle a freiné brusquement, s’est arrêtée et est revenue en marche arrière jusqu’à ma hauteur.
— Vous savez conduire ? m’a demandé le conducteur. Vous avez votre permis ?
— Oui, un permis français.
— Mais vous avez le droit de conduire aux USA ?
— Oh oui, bien sûr !
— Et vous allez où ?
— N’importe où. Vers l’Ouest si possible.
— Pensacola, ça vous va ? C’est plutôt pas mal au sud…
— C’est loin ?
— Cinq cents miles, plus ou moins.
— Alors ça va.
— Parfait ! Montez ! Je m’appelle Bill et toi ?
Je le lui dis. Je montai dans la voiture qui repartit aussitôt. Bill était plutôt bronzé, devait avoir quatre ou cinq ans de plus que moi, portait un T-shirt de l’armée, un bermuda en toile beige et il était pieds nus dans des mocassins de marque. Tout en roulant, il demanda à voir mon permis. Bien que peu convaincu par l’étrange prospectus rose à trois volets que je lui exhibai, il s’arrêta sur le bas-côté et me confia le volant en me disant :
— Tu suis la 75 jusqu’à Chattanooga et puis la 59 jusqu’à Birmingham. Après on verra. Tu fais pas d’excès de vitesse, c’est tout. Moi, je vais dormir derrière. Je suis crevé. C’est OK pour toi, mec ?
C’était OK pour moi.
Plus tard, je réaliserai qu’il n’y a rien de plus simple que de conduire aux États Unis : les voitures sont automatiques, les grandes routes sont bonnes, les gens ne conduisent pas vite. Le vrai danger, ce sont les camions. Ils roulent aussi vite, et même plus vite que vous. Au moins, on n’a pas à les doubler. C’est pour ça que les Américains vous confient volontiers leur voiture. Mais pour l’heure, c’était la première fois que j’allais conduire une aussi grosse voiture, une gigantesque Ford Ranch Wagon de 1959, et moi, qui n’arrivais pas à prêter ma 2 CV à mes meilleurs amis, j’étais surpris de la confiance que Bill m’accordait. Mais tout fut facile ; il suffisait de ne pas se laisser surprendre par l’inertie de cette masse énorme et d’avoir le pied léger sur l’accélérateur.
Deux heures plus tard, Bill se réveillait et tout en restant étendu sur la banquette arrière, il engagea la conversation. Il habitait New York et il convoyait des voitures, n’importe quelles voitures, pour les amener n’importe où, là où on le lui demandait. On lui payait 12 dollars par jour plus l’essence et les hôtels. Ça lui permettait de voir du pays en faisant ce qu’il aimait : conduire. La grosse Ford, il l’avait prise à Detroit et devait la laisser à Pensacola en Floride. Une fois là-bas, il trouverait un moyen de rejoindre La Nouvelle Orléans où des copains l’attendaient pour faire la fête. D’ailleurs, si je voulais venir avec lui à New-Orleans, j’étais le bienvenu. Il y aurait des filles… Ça aussi, c’est un truc sympa que je n’ai pas tardé à découvrir chez les Américains : ils vous invitent tout le temps chez eux ou chez des amis à eux, pour faire une randonnée dans le désert, pour pêcher en montagne, pour faire la fête… J’hésitai un instant, mais je finis par me rappeler Patricia. Après tout, j’étais amoureux d’elle ; je ne pouvais pas la faire attendre comme ça, indéfiniment. Je refusai l’invitation de Bill avec des circonvolutions qu’il interrompit très vite :
— T’en fais pas, mec. C’est pas grave. Une autre fois peut-être… Dis-moi, j’ai une carte sous les yeux, là. Si tu vas à Flagstaff, faut pas que tu descendes jusqu’à Pensacola. Le mieux ce serait que je te laisse à Montgomery sur la route de Dallas. Une fois là-bas, tu verras…
Il me passa la carte. Je l’étendis sur mes genoux tout en conduisant. C’était la première fois que j’en voyais une depuis que j’avais quitté New-York. Je fus effaré par ce que je voyais. Jusqu’à présent, j’imaginais la carte des USA comme un rectangle dont le grand côté serait horizontal, orienté d’est en ouest. Ce n’était pas totalement idiot mais là où je me trompais lourdement, c’est que je pensais que le grand côté était juste un petit peu plus long que le petit côté, celui qui est orienté nord-sud. C’est sur la base de cette lourde erreur géographique que j’avais accepté les rides offerts par la tête à claques de Columbus puis par Bill au nord de Knoxville. À présent, devant cette carte et l’étirement horizontal et irréfutable du rectangle, je réalisai qu’une fois à Montgomery, j’aurais parcouru plus de 1200 miles depuis New York et que je serai encore à 1700 miles de Flagstaff. La plus courte distance entre ces deux villes est seulement de 2300 miles, cela voulait dire que la fille de Columbus m’avait couté un détour de 600 miles, c’est à dire un petit millier de kilomètres. Mille kilomètres pour prendre deux gifles, se couvrir de ridicule et être recherché par le sheriff d’un comté du Tennessee. Mais c’était fait. Et puis, l’aventure, c’est l’aventure.

A SUIVRE (demain)

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