Rendez-vous à cinq heures avec les souvenirs

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Aimer Modiano

Chaque fois que nous évoquons un souvenir, nous le modifions.

Sa profession médicale et les hasards de la vie nous firent nous retrouver par hasard cinquante ans plus tard. Nous parlâmes de cette époque avec nostalgie. Comme j’évoquais ma passion pour Patrick Modiano, elle me demanda si je me souvenais de la soirée passée chez Dominique Zerhfuss, une de ses amies d’enfance et future femme de l’écrivain. Dans son souvenir, il s’agissait d’un magnifique appartement du quai Anatole France donnant sur la Seine et les Jardins des Tuileries où nous étions allés ensemble. Je suis absolument certain n’y être jamais allé et, d’ailleurs, je n’ai pas non plus le moindre souvenir de Dominique Zerhfuss. Lisant ce soir une biographie de Modiano, je m’aperçois qu’il s’est marié en septembre 1970. Autrement dit, à cette soirée postérieure à son mariage, il aurait du être présent et cela m’aurait marqué parce que j’ai toujours été un de ses admirateurs.

Autrement dit, un de nous deux se trompe. L’intérêt n’est pas de donner raison à l’un ou à l’autre mais réside dans la divergence des souvenirs. Pour elle, la question est de savoir si cette soirée a bien existé avec moi, ou bien sans moi, ou bien à une autre époque avec un autre compagnon, ou bien jamais ? Et moi, ai-je oublié cette soirée ou ai-je raison d’affirmer n’y être jamais allé ? Cela fait au moins six hypothèses possibles …

Comme je l’ai déjà évoqué dans d’autres exemples, il ne me semble pas sérieux de trouver une interprétation psychologique et encore moins psychanalytique à cette divergence. Il s’agit d’une erreur physiologique d’assemblage des constituants du souvenir et il n’y a aucun bénéfice secondaire possible ni pour l’un ni pour l’autre à le modifier.

Je crois que cette histoire traduit exactement le propos des livres de Modiano où se mélangent les souvenirs vrais, faux et inventés. Il ne nous ment pas et lui-même est incapable de faire la part des choses. Il ne peut pas être plus sincère et plus honnête.

Les souvenirs sont la seule caractéristique vraiment unique de l’individu  que nous sommes. On peut se croire physiquement unique alors que nous avons (forcément) quelque part un sosie parfait mais il est impossible que deux personnes sur la terre aient exactement les mêmes souvenirs. Donc, ce sont nos souvenirs, vrais ou faux, qui constituent notre véritable identité. C’est ce que raconte inlassablement Modiano. Il s’agit de littérature mais aussi de science humaine ce qui lui confère une universalité incomparable. Il a bien mérité son Prix Nobel.

       Les romans de Modiano reposent sur ses souvenirs et le lecteur ne sait pas lesquels sont exacts. Il y en a sûrement mais il ne peut les identifier. Quant aux autres, ils sont faux ou modifiés ou, privilège légitime du romancier, inventés. Il écrit des fictions à partir de souvenirs dont certains ne sont pas de la fiction.  Nous aussi nous réinventons notre passé avec des souvenirs exacts et d’autres faux mais nous ne nous posons jamais la question de faire la part des choses entre fiction et réalité. Lui, si.

Il y a (au moins) deux difficultés à la lecture de Modiano : la première tient à l’histoire qu’il nous raconte : elle est floue, faite de retours en arrière, de superpositions comme en photo, de va-et-vient étranges, de drames suggérés, d’interprétations changeantes, de motivations mystérieuses, de sentiments esquissés, d’oublis transitoires, de certitudes sans preuves, de tout et son contraire. La deuxième vient de la superposition de ses romans les uns sur les autres. Il faut les avoir lus tous, bien sûr, pour retrouver par exemple dans La Danseuse, le même jeune homme déjà présent dans un roman précédent qui garde l’enfant d’une femme séduisante et très occupée par son métier ou d’autres choses.

Le lecteur se noie avec un bonheur inquiet dans le flou du roman et dans le flou entre ses romans. Modiano a-t-il répertorié tous les personnages qu’il met en scène à plusieurs reprises avec un léger décalage mais qui sont pourtant les mêmes ? Cela n’existe pas dans la vraie vie. Jamais des figures bien identifiées du passé ne reviennent plus tard à un autre moment de notre vie. Là, Modiano crée sa propre fiction : il ne s’agit plus d’inventer des souvenirs ou des histoires, mais de modifier la réalité. Ce n’est pas du tout la même chose et ce deuxième aspect de son œuvre en fait toute la poésie.

4 réflexions sur « Rendez-vous à cinq heures avec les souvenirs »

  1. Libre à toi, Bétaillère, de rester moisir dans les ténèbres de l’obscurantisme. Lorenzo dell’Acqua – Logique du bon sens, XII-5.

  2. La clarté du discours est une condition nécessaire pour sa compréhension. La compréhension n’entraine pas nécessairement l’adhésion au discours.
    René Descartes – Méditations métaphysiques, XIV-4

  3. Je pensais qu’à force de me répéter, je finirai par être clair … Les souvenirs sont parfois modifiés et tout le monde en convient. Ces modifications sont involontaires et, à mon avis, ne relèvent pas d’une volonté inconsciente. Elles sont la conséquence d’une reconstruction de plus en plus aléatoire avec le temps. Les psychanalystes donnent une interprétation à ces modifications et, pour eux comme pour leurs analysés, cette interprétation devient vérité. Ce postulat n’a jamais été démontré. Le problème qui ne les gêne aucunement est qu’il y a autant d’interprétations que d’interpréteurs …

  4. Voici une phrase de Céline que l’on trouve au début du Voyage : « Je m’arrange avec mes souvenirs en trichant comme il faut. »

    C’est vrai : souvent, on s’arrange avec ses souvenirs en trichant comme il faut…
    Si Céline est volontariste et clairvoyant dans cette gymnastique de l’esprit qui consiste à modifier ou adapter ses souvenirs pour les besoins d’une cause, qu’elle soit morale, mercantile, vaniteuse ou humaniste, bien peu de gens le sont.
    Et leur aveuglement se voit (ah ! ah !) dans la remarque de Lorenzo selon laquelle chacun de ses deux protagonistes reste persuadé que sa version de l’événement est la bonne et que l’autre se trompe.
    Pour peu qu’il revête tant soit peu d’importance, un événement laisse un souvenir qui, au cours du temps, sera en perpétuelle reconstruction et, plus le temps sera long, plus les versions de deux témoins seront éloignées l’une de l’autre.
    Si Lorenzo avait rencontré cette dame le lendemain de ce fameux dîner, nul doute que leurs souvenirs eussent été très proches, mais, après cinquante ans, qu’ils diffèrent radicalement, l’un des deux allant même jusqu’à nier la rencontre, n’est que le résultat d’une reconstruction.
    Je ne qualifierai pas cette reconstruction de volontaire (dans ce cas nous ne serions plus dans le domaine du souvenir mais dans celui du mensonge), mais je n’irai pas jusqu’à dire non plus qu’elle est involontaire (nous serions alors dans le domaine médical de la perte de mémoire ou même de l’amnésie). Je suis persuadé que, sauf pour les événements insignifiants, cette reconstruction du souvenir est inconsciente, tout au moins pour les hommes de bonne volonté, et les femmes, bien sûr, et les femmes.
    Pourquoi l’inconscient travaille-t-il ainsi à modifier nos souvenirs, nous ne pouvons pas le déterminer pour nous-mêmes puisque, justement, c’est inconscient. Inconscient ne veut pas dire nécessairement irrationnel. Mais qui peut déterminer pour nous les motivations de notre inconscient ? Serait-ce la psychanalyse ? Lorenzo nous donnera probablement son avis sur cette question.
    Ce que je conclus de tout ça, moi, c’est que pour être certain de ses souvenirs, la méthode la plus sure c’est la tenue d’un journal intime. C’est pourquoi je commencerai demain.

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