Histoire de Dashiell Stiller – Critique aisée n°264 (2/3)

(suite de l’autocritique malaisée d’Histoire de Dashiell Stiller)

(…) Et puis bien sûr, il y a Le Cujas. Aujourd’hui, le Cujas, c’est l’Histoire de Dashiell Stiller, mon premier vrai roman, le texte qui justifie sous forme de critique aisée mon intervention d’aujourd’hui. Je ne le répèterai jamais assez : je l’ai lu et relu, et j’ai aimé ce que j’ai lu.

Comment l’idée du Cujas m’est venue, je l’ai dit cent fois à qui voulait l’entendre : la vieille dame joyeuse à Aurillac, la carte-postale bihebdomadaire à la maison de retraite et, un jour, celle qui m’arrête au moment de la mettre à la boite : Étudiants à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Michel à Paris, vers 1935.  © Albert Harlingue/Roger-Viollet. Huit personnages sur la photo, le Quartier Latin, quatre ans avant la seconde guerre mondiale… Qu’est-ce qui peut bien lier ces gens en ce jour de 1935 ? Comment vont-ils traverser la guerre ? Vont-ils seulement en réchapper ? Et le photographe, qui est-ce ?

Alors, pour la première fois, j’ai écrit une ébauche de chaque personnage, à chacun, j’ai donné une date de naissance, un embryon de caractère — pour le physique, merci, c’était fait — et, sur un tableur Excel, j’ai fait défiler les années qui passent et les âges qui augmentent, j’y ai placé approximativement dans l’espace et dans le temps des cases pour des rencontres, des séparations, des mariages, des départs à la guerre, des retours, des morts.

Et à partir de ce qui était loin d’être un canevas mais seulement un très vague semis de jalons, j’ai commencé à écrire avec l’interview de l’ébéniste de la rue Monsieur le Prince, j’ai poursuivi avec celui de la tenancière du Cujas, puis, dans l’ordre, jusqu’au dernier des personnages photographiés.

Au moment de passer au photographe, Dashiell Stiller, j’ai réalisé que ce grand naïf d’américain n’avait entendu qu’un seul son de cloche, une seule version de chaque histoire. Il fallait donc donner vie à ce Suédois et le charger de dire à Stiller une autre vérité.

Vous serez surement intéressés d’apprendre ce qu’a dit Michel Houellebecq au cours d’une conférence à la Sorbonne à propos de l’intrigue : « Je pense que chez moi, l’intrigue est générée par les personnages plutôt que l’inverse. Je ne détermine pas vraiment au départ ce qui doit se produire et je les laisse s’agiter. » Eh bien apprenez du même coup que chez moi, c’est pareil.

C’est par pure facilité que, pour les neuf premiers chapitres, j’ai choisi d’adopter le procédé de l’interview, parce qu’il permet le discours direct, autrement dit, le langage parlé. Ce type de narration présente pour moi l’avantage de rendre inutile et même hors sujet les descriptions précises des lieux. On n’imagine pas un personnage un peu réaliste répondre à son interlocuteur dans le style du discours direct : « Alors, je l’ai suivie jusqu’au salon qui était éclairé à giorno par les grandes croisées à la française encadrées de rideaux de couleur lie de vie qui tranchaient avec le tapis de haute laine aux motifs compliqués qui passaient de façon presque concentrique du jaune vif au sepia puis au vert d’eau pour finir dans un vert anglais intense. Au centre, la grande table de style Tudor… » Même Huysmans n’aurait pas osé. C’est le personnage qui parle qui doit exprimer les descriptions utiles à l’action. De la même manière, ce style du discours direct permet d’éviter les savantes analyses psychologiques des personnages et de leurs motivations. Elles doivent être perçues du lecteur à travers les mots du même narrateur. C’est plus court et plus pratique. Un autre avantage du discours direct, et qui est en même temps une obligation, c’est d’avoir à utiliser un type de langage parlé différent pour chaque personnage. C’est parfois un exercice difficile, surtout quand certains sont du même milieu, mais c’est amusant. Pour le dernier chapitre, celui qui concerne Stiller lui-même, comme il ne pouvait raisonnablement pas s’interviewer lui-même, je me suis vu contraint d’adopter le style plus classique du narrateur omniscient, avec quelques détours vers le discours indirect libre.

Toutes ces explications techniques vous ont peut-être donné une impression trompeuse d’organisation professionnelle et de contrôle total. Mais il faut savoir qu’il y a eu des pannes, dont la plus longue, celle que j’ai connue au moment de l’achèvement du chapitre de Samuel Goldenberg. Je l’avais écrit assez facilement, presque en courant, mais l’intensité de l’action avait rendu l’exercice fatigant. De plus, je devais passer à Georges Cambremer, personnage que je voulais complexe et dont il ne fallait pas révéler les aspects obscurs trop vite. Je devais donc redescendre très nettement en intensité et je n’y arrivais pas. La panne dura plusieurs mois jusqu’à ce que je décide tout d’abord de faire de Cambremer un collaborateur supposé, un résistant douteux et un homme politique ambitieux et ensuite de le faire interviewer non par Stiller, comme les autres, mais par deux journalistes du journal Combat.

Les deux derniers chapitres, Mattias Engen et Dashiell Stiller, les plus longs du roman, dégagés qu’ils étaient de la tragédie de Samuel et de la langue de bois de Cambremer, ont été sinon faciles, du moins agréables à écrire. Le moins agréable n’étant pas de ne pas connaitre le dénouement des amours d’Isabelle et Dashiell une demi-heure avant de l’écrire enfin.

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