Gratitudes

Cela fait près de 5 mois que Lorenzo m’a adressé pour publication la première version du texte ci-dessous, première version suivie de 4 ou 5 autres. J’aurai pu publier sur le champ cette action de grâce tant elle est de toutes les saisons, mais j’ai pensé que le jour de Thanksgiving était préférable à tout autre, même si nous ne sommes pas de culture américaine, car la traduction de Thanksgiving, selon Art Buchwald tout au moins, c’est « Merci donnant ». Alors…

*

On ne dit jamais assez merci à ce qui compte pour nous, à ce qui nous émeut, à ce qui force notre respect comme la générosité, la gentillesse, le charme, le courage, la dignité, l’élégance, la gaité, l’honnêteté, le respect, la gratitude, le souvenir, l’humour, le sacrifice, la délicatesse, la poésie, la grâce, le dévouement, la droiture, l’enthousiasme, le génie, la fidélité, l’humilité, l’indulgence, l’intégrité, la loyauté, la modestie, l’écoute, la patience, la rigueur, la sagesse, la sincérité, la tolérance, la bienveillance …

Voilà la raison de ces « Gratitudes » que j’ai voulu exprimer tant que ma mémoire me le permettait encore.

Merci, dans le désordre, …

à Augustin Meaulnes, l’ami que je n’ai pas eu et que je n’ai pas su être

 à La Montagne de Jean Ferrat parce que je ne connais plus belle chanson

à Ivanhoé et encore plus à Rebecca dont la beauté jamais ne fut égalée

à Hemingway qui a bu la vie cul sec

à l’évocation pudique du temps qui passe dans La Rose et La Flèche, le film de Richard Lester

à Romain Gary, dont l’exemple est la preuve que Freud s’est trompé

à l’Adieu d’Apollinaire, la plus belle des poésies avec aussi peu de mots

à Aragon pour sa barque si douce à ramer

à Rimbaud, poète éphémère que l’on se désespère de n’avoir pas été

à Giuseppe Tomasi de Lampedusa qui nous donne encore de l’espoir

à René-Guy Cadou qui mérite plus que le nom d’une rue à Tharon-Plage

à Henri Calet pour le bonheur de l’avoir découvert

à André Thiry qui pâlit au nom de Vancouver

à Gérard de Nerval qui m’a aidé à porter le soleil noir de la mélancolie

à la Fontaine de Trevi recouverte d’un voile noir à la disparition de Mastroianni

au plus beau de tous les tableaux, La Naissance de la Vierge de Sano di Pietro, dans le petit  musée d’Asciano en Toscane

à Marcel Pagnol pour qui la vie des hommes n’était que quelques joies très vite effacées par d’inoubliables chagrins

à Renaud qui a aimé la vie même si le temps est assassin et efface avec lui les rires des enfants

à Franz Schubert qui a raconté la beauté du désespoir

à Michel Audiard que les horreurs de l’épuration ont rendu si acerbe

à Jean-Pierre Léaud pour la scène du tire-bouchon dans Baisers Volés

à Marcello Mastroianni, non pas l’acteur mais l’homme

à Françoise Fabian qui n’en finit pas d’être belle

à Philippe de Broca, le peintre de la gaité élégante et de l’élégance gaie

au Lauréat de Mike Nichols qui m’a permis de rêver la fin de mon adolescence

à Ettore Majorana et à Leonardo Sciascia sans qui je n’aurais jamais connu le premier

à Patrick Bauchau, le séduisant dandy de La Collectionneuse, fils de psychanalyste comme moi et qui a en plus la même voix que moi

à Sydney Pollack pour ses personnages qui nous ressemblent, mais en mieux

à Roland Barthes pour ses Maux de Je

à Glauber Rocha pour avoir fait les films les plus indigestes de l’histoire du cinéma

à Dorothée Lange pour son portrait de la grande dépression en Amérique

à Jean-Pierre Benhamou et Marc Cerf qui ont inspiré ma vie de médecin

à la Sologne qui m’a révélé ce que personne ne sait

à la Toscane que j’ai aimée plus que mon pays

à l’odeur de jasmin la nuit sur la route de Carthage

à la mer aussi changeante que nos sentiments

à la photo qui montre un monde plus beau que la réalité

à la chanson qui est à chaque fois un film de trois minutes

à Sand and Foam de Donovan et à La Plage de Graeme Allwright

à Barbara pour les sirènes des bateaux qui s’éloignent

à Francis Cabrel, le poète hors saison

à Charles Aznavour qui m’a emmené au pays des merveilles

à Aragon et Ferrat : que serais-je sans vous ?

à monsieur Bégué, l’instituteur que Philippe Aubert et moi avons tant aimé

à Tintin qui m’a fait découvrir la lune en plus du reste

à Marcel Gotlib qui a ressuscité la poésie de l’enfance

à Bambi qui me fait toujours pleurer

à l’Inondation à Port Marly d’Alfred Sisley qui me fascine sans que j’en sache la raison

à La Jeune Fille à la Perle, le chef d’œuvre de Johannes Vermeer, ainsi qu’au film de Peter Webber dont le plan fixe sur la main de l’artiste immobile à côté de celle de la servante démontre ce que seul le cinéma peut exprimer.

à mes patients qui m’ont tant donné

à Tharon-Plage où j’ai grandi et à la Sologne où mes enfants ont grandi

aux terrasses ensoleillées des cafés sur la place Il Campo à Sienne

à la première gorgée de bière et aux suivantes

au Feu Follet de Louis Malle sur la télé de madame Gayral un soir à Ablis

à Ettore Scola pour une journée si particulière

à J-S Bach, inventeur de la musique

à Molière, pas le vrai, mais celui d’Ariane Mnouchkine

à Georges Perec dont je me souviens

à Emmanuel Carrère qui a su mieux parler du cancer du sein que les médecins

à Ella Maillart pour son aventure à peine imaginable

à la Grande Muraille parce que je ne savais pas qu’elle cheminait en altitude sur la ligne de crêtes

à la cantine du lycée où j’ai découvert les frites, la mousse au chocolat et Zazie, la vraie, celle du métro

aux trains et aux gares de mon enfance qui m’ont ouvert les yeux

à l’infinité de couleurs vertes du Marais Poitevin qui nous enveloppent et nous bercent

aux vagues de l’Atlantique dans lesquelles, enfant, je roulais jusqu’à la tombée de la nuit

à Enza pour sa demeure rose aux volets verts dans les Pouilles

à la côte vicentine pour ses rivages époustouflants

au port d’Audierne se réveillant sous la neige à Noël

à la Bretagne couverte de genets, mouillée par l’écume et battue par les vents

et à ses bardes Gilles Servat et Tri Yann

à Saint Pétersbourg où j’ai pleuré des larmes brûlantes à la mémoire des enfants Romanov

aux écluses où le temps s’écoule imperceptible et silencieux comme le courant

à Fernando Pessoa pour qui la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas

à Lisbonne qui flâne le soir au long du Tage

aux vendanges que je n’ai jamais faites mais que j’étais prêt à faire n’importe où

à Chinchon pour sa place ronde entourée des palissades rouges de la corrida

aux écrivains américains qui ont parlé de Paris : Lettres à Emil, d’Henry Miller, La Belle Vie, de John Dos Passos, Paris-France, de Gertrud Stein, Chroniques d’une Américaine à Paris, de Janet Flanner, et Paris est une Fête d’Ernest Hemingway, le plus beau livre jamais écrit en hommage à ma ville.

à la distinction des femmes indiennes dans leurs saris multicolores

à la rue Daguerre piétonne de nos premières années de mariage

à Mickey l’Ange qui a peint la Chapelle Sixteen

à la Bête du Gévaudan qui ne pouvait pas être un loup d’après mon Papa

à monsieur Pardoux au Château de Regagnac qui servait un vin différent avec chaque plat

à Trappes avec la maison du docteur sur la place ombragée de l’église il y a très longtemps

au vélo qui aurait pu me tuer mais qui ne l’a pas fait

à la photo qui m’a sauvé la vue

à Pierre Vassiliu pour sa Maison d’Amour

au film Le Crabe Tambour avec ses images de la lente et majestueuse oscillation des vagues saisies par le gel

aux tire-bouchons que j’ai largement amortis

aux Petits Chandeliers, un restaurant réunionnais rue Daguerre, où l’on mangeait de la rougaille boucanée et du cari de bichique

à la vision éblouissante du Grand Canal de Venise surgi au détour d’une petite venelle obscure

aux Cyclades qui sont pour moi le Paradis sur terre

au Liancourt où la patronne de noir vêtue servait du foie de veau provençal

à l’étrange procession des marsouins le soir sur la mer

à Rhodes, la cité médiévale la mieux conservée au monde

à la chasse où les hommes vieillissent égaux

à la Coupole où je n’ai pas osé entrer avant l’âge de quarante ans

à l’Ecritoire sur la place de la Sorbonne où je découvris en même temps le café et que je ne l’aimais pas

à l’avenue de la Liberté de mon enfance tharonnaise qui n’avait pas volé son nom

aux sardines grillées dont l’odeur envahissait notre villa au bord de la mer

au galopin, un demi miniature dont l’esthétique m’a émerveillé

aux Hittites qui ont fait une si belle exposition au Louvre

à Singh, notre guide en Inde, pour avoir si bien défini le Parisien qui monte dans le métro sans dire bonjour

à Pondichéry, La Baule en Inde

à la trattoria Vittoria à Ascoli Piceno pour ses bruschetta al tartuffo, le summum de la gastronomie à mon avis

à Stephan Zweig pour son Monde d’Hier

à Eugène Green pour son film La Sapienza et encore plus pour Christelle Frot

à la Belle Epoque et aux Années Folles que j’ai toujours confondues et aimées

aux écuries à colombages du Manoir de la Croix-Coquet en Normandie chez mon parrain Roland Vivien

à New York, la ville qui m’effrayait et que j’ai adorée grâce à ma fille,

aux Médicis, le mérite d’avoir inventé Florence

aux génies qui, sincèrement, me fascinent

au Musée des Invalides où j’allais admirer les armures quand j’étais petit

à l’ingrat Cartier-Bresson à qui j’en veux beaucoup pour sa définition incomplète de la photo, Mettre sur la même ligne de mire le cerveau, l’œil et le cœur, car il oublie de mentionner le hasard

à l’honnête Willy Ronis qui a reconnu, lui, que sa photo la plus célèbre, Le Train de Péniches devant l’Ile Saint Louis, était le fruit du hasard

à la vue du feu dans la cheminée qui fait baisser la tension artérielle comme celle des aquariums et la caresse des animaux domestiques,

à la Mairie du XIV ème pour avoir atteint le comble du ridicule et de la bêtise en débaptisant la rue Durouchoux

au Royaume Normand de Sicile, le seul endroit où cohabitèrent en paix pendant plus d’un siècle les trois communautés religieuses musulmane, juive et chrétienne.

à la brume des petits matins d’hiver sur la Seine qui m’a appris la photographie

à Mektoub, notre maison sur la côte vendéenne, où nous passions trois mois par an dans une folle ambiance de liberté et de gaité avec toute ma famille et les amis de passage

à La Flotte où il ne pleut jamais

à tous les enfants assassinés sur nos plages en juin 44

à Marie-Madeleine qui a sauvé Anne

au jour de mes noces, le plus beau de ma vie.

5 réflexions sur « Gratitudes »

  1. Si personne ne se manifeste, je le connais, il va continuer à bouder

  2. En cette période si difficile pour nous tous, j’aimerais rappeler aux fidèles lecteurs du JdC les paroles ô combien prémonitoires de Jésus la veille de son sacrifice :  » Philippe, pourquoi m’as-tu abandonné ? « .

  3. La pharmacie dell’Acqua prévient les abonnés du JdC qu’en raison de l’augmentation de consommation d’antidépresseurs provoquée par le départ en semi-retraite de son Rédacteur en Chef ses stocks sont désormais épuisés.

  4. @Martine : Merci M.Martine d’avoir si bien exprimé ton émotion que je partage !
    Amicalement
    Lorenzo

  5. Quelle merveilleuse idée que celle-ci, c’est tellement beau !
    On devrait tous chez soi prendre une feuille blanche et écrire !!!!!!

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