Go West ! (5)

(…) Elle m’a appelé « Mon chou »! C’est gentil, mais ça me gêne un peu quand même qu’elle m’appelle comme ça. Je doute que ce soit de l’intimité. Je pense plutôt que c’est de la condescendance. Ma parole, elle me prend pour un gamin. C’est vrai que dans l’état où elle m’a trouvé, je devais plus ressembler à un poulet plumé qu’à Alain Delon. Mon chou ! Il va falloir changer ça. Bon, allons-y !
— C’est dommage, c’est une ville magnifique, vous savez. Complètement différente des villes d’ici.
— Raconte-moi, mon chou. Ça me tiendra éveillée.
— Vous êtes fatiguée ? Vous voulez que je conduise ?
Mon rêve ! Conduire au crépuscule une grosse décapotable sur une longue route de campagne américaine avec le coude à la portière et une fille sur la banquette. Mais ce ne sera pas pour tout de suite :
— Ça va. Alors, raconte-moi Paris.

Ça me va. Paris, c’est comme le cinéma, je suis plutôt bon sur le sujet. Je sors d’abord les grands classiques et je lui parle de la Tour Eiffel, des Champs-Élysées, de Montmartre. Puis, changeant de ton et de style, je passe aux lieux plus romantiques, la Seine, le Quai Saint Michel, Notre Dame, le Luxembourg. J’en suis à Saint Germain des Prés, ses intellectuels, son église et sa Place Fürstenberg. La nuit est tombée depuis longtemps. La grosse voiture avance dans un chuintement de pneus entre deux murs d’arbres ou de maïs, interrompus de loin en loin par les lumières d’une petite ville, d’une station-service ou d’un motel. Je parle, je parle, je parle. De plus en plus facilement. Ça a l’air de l’intéresser, mais d’un coup, comme ça, sans prévenir, elle allume la radio. Elle doit en avoir marre de Paris et ses environs. J’ai compris, je me tais. La radio émet une sorte de complainte. On dirait que c’est une valse, mais pas tout à fait. Sur un fond de guitare électrique gémissante et de violon nostalgique, un chanteur exprime un chagrin inconsolable. Je comprends vaguement qu’il a dû laisser sa fiancée pour partir gagner de l’argent je ne sais où, mais loin, très loin de sa maison et qu’il n’aime pas beaucoup ça. C’est très doux, très triste aussi, finalement très agréable à entendre, ce type résigné qui pense à sa petite ville, ses amis et qui sait que sa fiancée l’attend. Attendri, je m’adosse confortablement contre ma portière, j’étends mon bras gauche sur le dossier de la banquette et je passe le coude droit à l’extérieur. Le vent chaud qui entre par sa manche courte fait flotter agréablement ma chemise légère sur ma poitrine. Je renverse la tête en arrière et j’observe les étoiles qui percent la voûte des arbres.

Les étoiles, c’est beau, mais ça va un temps. Je reviens sur terre pour observer la fille au volant. Elle a relevé ses lunettes de soleil par-dessus ses bigoudis. Son corps paraît entièrement relâché.  Son dos arrondi est appuyé à mi-hauteur du dossier et ses fesses sont au bord du siège. Son poignet droit repose sur l’une des branches du volant tandis que son avant-bras gauche pend à l’extérieur de la voiture. Elle a défait les deux boutons du haut de son chemisier qui bat au vent sur son cou.
Elle n’est pas si mal, cette fille. Bien sûr, je n’irais pas me balader avec elle au Quartier Latin ; ses bigoudis font vraiment trop plouc et le voile de tulle vert amande n’arrange rien. Elle n’est pas très jolie non plus mais, depuis qu’elle a relevé ses lunettes de soleil, j’ai pu voir qu’elle a de beaux yeux verts, d’où sans doute la couleur du foulard qu’elle a choisi. C’est vrai aussi qu’elle est un peu trop maigre, mais bien qu’elles ne soient pas rasées, elle a de belles jambes, interminables.

De temps en temps, elle attrape son volant à deux mains, se redresse sur son siège, inspire un grand coup, se trémousse un peu sur la banquette avant de se relaisser glisser dans la position du conducteur avachi.
Je me dis qu’elle doit commencer à être fatiguée. Elle ne va surement pas conduire toute la nuit. Elle va me passer le volant, ou alors elle va vouloir s’arrêter pour le reste de la nuit. Et là, il va forcément se passer quelque chose. Je me redresse à mon tour et je lui demande si elle n’est pas fatiguée, si elle ne veut pas me passer le volant.
— Je suis O.K., mon chou, je suis O.K., répond-elle.
Et puis elle se redresse sur la banquette, s’appuie contre le dossier, prend le volant de la main gauche et pose sa main droite sur mon genou.

Dans cette chaude ambiance étoilée qui régnait dans la voiture depuis plus d’une heure, je n’aurais pas dû être surpris. Mais je l’ai été et, involontairement, j’ai sursauté. Loin de retirer sa main, elle demande sur un ton neutre :
— Tu n’aimes pas ça ?
Je ne sais pas quoi répondre. Je n’ose pas bouger. Je suis tendu comme une corde de banjo.
Moi, je suis plutôt du genre romantique, du genre romantique timide. Dans des situations comme celle-ci, quand je suis en tête à tête avec une fille, normalement, je la considère d’abord comme inaccessible. Alors j’essaie d’adopter tous les comportements opposés à ceux qu’aurait un dragueur de surprise-partie. Je prends l’air gentil, mais un peu détaché : non, non, je ne te drague pas, on est juste là en amis, on est bien, je te raconte des trucs, tu m’écoutes, tu m’interroges, tu ris de temps en temps… tu vois, je suis différent, je ne te drague pas… mais quand à un moment, tu t’arrêteras soudainement de parler ou de rire et que tu souriras, alors, j’entendrai dans ma tête comme une musique de fond, une musique qui serait arrangée pour moi par Nelson Riddle comme il le fait pour Frank Sinatra et, comme si c’était presque involontaire, irrésistible, je t’embrasserai et tout deviendra possible.

Plus tard, dans de nombreuses années, quand je comprendrai enfin qu’il ne faut que quelques minutes à n’importe quelle fille pour reconnaitre n’importe quelle technique de drague, je comprendrai en même temps qu’une fois qu’elle l’a reconnue, c’est elle qui choisit de l’accepter et que si elle l’accepte, c’est avec l’intention bien établie de conduire le bal. Mais aujourd’hui, dans cette immense voiture qui glisse dans la nuit, avec cette fille au volant qui pose sa main sur mon genou, dans cette situation quasi hollywoodienne, je ne sais pas comment réagir.
Étrange pays tout neuf où les hôtesses de l’air vous consomment comme un soda rafraîchissant pour disparaitre définitivement quelques heures plus tard, où les filles en décapotable vous ramassent sur la route pour vous faire des avances sans équivoque, étrange pays tout neuf où les filles se conduisent comme des garçons.
Étrange, grand et beau pays… différent.

A SUIVRE

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