Les corneilles du septième ciel (28)

Chapitre XXVIII

Nous apprenons à l’instant la disparition aussi soudaine qu’imprévue de Lorenzo dell’Acqua dont le roman inachevé laissera bien des lecteurs et surtout des lectrices dans la plus profonde désolation. D’après ses proches, il aurait été meurtri par les critiques d’un éditeur connu qui considérait que son œuvre pourtant admirable de sincérité et d’honnêteté n’était qu’une banale autobiographie. Il ignorait que Lorenzo était en accord avec les penseurs les plus modernes de son temps pour qui la fiction était désormais dépassée bien que, selon lui, la frontière entre ces deux genres littéraires avait toujours été floue. « Ecrire, c’est parler de soi, et parler de soi, c’est obscène parce que si on parle de soi de manière transparente, on se déshabille, et si on parle de soi de manière trouble, on se travestit ».

D’après un de ses amis médecin, la disparition de Lorenzo ne pouvait pas être en rapport avec une éventuelle blessure narcissique incapable selon lui d’ébranler sa confiance exagérée en lui. Peu de temps avant son départ, il s’était confié au Rédacteur en Chef du JdC attablé comme tous les matins à la terrasse ensoleillée du Panthéon devant les colonnes de ce vaste édifice funéraire dédié aux héros de notre pays et en particulier à nos écrivains célèbres. Sa famille espérait le voir s’endormir définitivement là, pas tout de suite mais si possible avant l’âge de cent ans, à deux pas de ce cimetière emblématique où, pour des raisons d’économies de transport plus que de notoriété, elle aurait bien aimé qu’il repose. Ph. n’en sut jamais rien et continua à fréquenter chaque jour de l’année la terrasse ensoleillée de ce bistrot assez banal en dehors de sa très jolie serveuse blonde originaire de Venise, la ville aux 346 ponts et pompes (hydrauliques). Etudiante à l’Ecole des Beaux Arts, elle effectuait ce petit boulot alimentaire de sept heures du matin jusqu’à midi. L’épouse de Ph. s’inquiéta à juste titre de ses levers de plus en plus matinaux, lui qui avait l’habitude de faire la grasse matinée jusqu’à l’heure de l’apéritif.

Lors de cette rencontre, Lorenzo avait averti Ph. qu’il s’en allait chasser le ragondin dans le Marais Poitevin. Son ami en fut horrifié car le ragondin est un animal d’une cruauté inouïe connu pour dépecer ses victimes encore vivantes et les manger par petits morceaux pendant leur interminable agonie. Il n’en croyait pas ses oreilles. Mais pourquoi une telle entreprise aussi dangereuse ? La réponse de Lorenzo lui sembla peu convaincante : il espérait séduire ainsi Florence Maignan, une jeune militante écologiste dont il était tombé follement amoureux. Il avait demandé à Ph. de garder secret son projet en échange de quoi il lui confierait la primeur du récit de ses chasses.

Ramené d’Amérique du Sud par les premiers colons espagnols, le ragondin des Andes était l’animal de compagnie favori des empereurs aztèques et participait activement aux sacrifices humains. A peine débarqué en Europe, il retourna à la vie sauvage et s’installa dans les régions à faible densité humaine. Malgré son poids dépassant les cents kilos, cet animal  d’une incroyable rapidité à la course n’en grimpe pas moins avec agilité aux arbres. D’un aspect proche du sanglier, il en diffère par son pelage roux à rayures transversales noires et sa gueule ovale avec des yeux bleus et des cheveux blonds. S’il n’avait eu la fâcheuse habitude d’entrechoquer en permanence ses longues canines incurvées comme des poignards arabes afin de les affûter, il aurait pu faire illusion et passer pour un animal sympathique. Mais, armé de celles-ci et de ses griffes acérées, ce carnivore sanguinaire semait la terreur partout où il vivait.

Le ragondin des Andes, dont nous ne rappellerons pas une nouvelle fois la sauvagerie, ne peut se chasser que de nuit. En effet, le jour, il demeure tapi dans des terriers profonds bien à l’abri d’éventuels  prédateurs humains. La nuit, il en sort pour se nourrir de vaches, de veaux, de chèvres, de moutons et de petits mammifères. Il n’attaque l’homme qu’en cas de pénurie de ces proies faciles à dévorer. Dans les années de grande famine, des villages entiers furent dévastés par l’incursion de ces animaux cruels. Malheureusement, leur traque nocturne ne peut se faire avec une torche : ils repèrent en effet la lumière électrique à des kilomètres et s’en retournent alors dans leurs foyers. Force est donc de les chasser à la bougie d’où la nécessité d’en emporter des stocks importants. Lorenzo espérait bien en confier une partie à sa jeune compagne. Quand un ragondin était repéré, l’approche prudente pouvait durer entre cinq et six heures en rampant lentement sur l’herbe inondée jusqu’à ce que l’animal soit à portée de sarbacane, la seul arme de chasse tolérée par les élus écologistes du Poitou. En hiver, de nombreux chasseurs imprévoyants avaient succombé en raison de l’humidité et de la température négative qui les avaient pétrifiés sur place. Fort heureusement, Lorenzo avait choisi pour son expédition le début du printemps, une saison plus clémente où les impératifs de la reproduction poussaient ces animaux débauchés à courir les femelles en chaleur qui offraient leurs charmes au premier mâle surexcité venu.

Les policiers avaient retrouvé le corps inanimé de Florence sur la berge d’un canal asséché mais pas encore celui de Lorenzo. Il n’était guère possible aux bénévoles de fouiller toutes les bauges de ces animaux dont certaines descendaient à plus de cent mètres de profondeur. Depuis sa disparition, la famille de Lorenzo faisait le siège de la Préfecture de Niort pour obtenir des secours plus consistants.

Quand il apprit cette terrible nouvelle, Ph. décida immédiatement de se rendre sur les lieux de la disparition de son ami. C’était la moindre des choses tant il lui était redevable d’idées de romans qu’il avait su exploiter sans préjugés mais avec succès. Rappelez vous Blind Dinner et surtout Les Choses de César et la Vie de Rosalie, ce best seller dont avait été tiré un film multi césarisé. Etait-ce cette dette qui le poussa à explorer de nuit comme de jour les anfractuosités du Marais ? La question mérite d’être posée même si personne ne peut lui apporter de réponse. Françoise resta hospitalisée un bon mois après ces événements dont elle ne conservait que de vagues souvenirs. A peine sortie de son coma, la malheureuse fit une rechute dramatique le jour où Ph. C. lui rendit visite à l’hôpital de Niort car, avoua-t-elle aux médecins, elle avait cru reconnaître le ragondin qui avait emporté le corps lacéré de Lorenzo. Impressionnés par ses descriptions d’une troublante ressemblance, les enquêteurs se rendirent au domicile de Ph. C. Convaincue que son départ précipité était du à sa compassion pour cette Françoise qu’elle confondait avec la serveuse du Panthéon, son épouse fit des réponses si insidieuses aux questions des policiers qu’elles  augmentèrent leurs soupçons. Ph. C. fut donc mis en garde à vue jusqu’à ce que l’enquête soit close.

Nous en sommes là et nous ne manquerons pas de vous informer des suites de ce terrible drame. Fort heureusement, très chers abonnés, Ph. avait programmé plus de trois mois de publications ce qui vous permettra de poursuivre sans interruption la lecture quotidienne de votre Journal préféré.

Une réflexion sur « Les corneilles du septième ciel (28) »

  1. Moi qui ne suis qu’un scribouillard de seconde zone, une poussière dans l’océan immense de tous les écrivains méconnus comme Philippe C., je suis pourtant blessé qu’aucun lecteur du JdC ne fasse le moindre commentaire sur l’œuvre de ma vie dont le dernier chapitre est vraiment un florilège d’humour et de style. Bon, soit, c’est lourd, mais le fond du problème n’est pas là car je me mets à la place de notre héros à tous, l’auteur de ce blog dont l’absence d’état d’âme et la rigueur polaire me tétanisent souvent, et je me dis que votre silence est presque une offense non seulement à son talent mais aussi à son mérite. J’ai fait le calcul : un article par jour depuis dix ans, savez-vous ce que ça représente ? Non. Eh bien moi, qui ne suis pourtant pas diplômé d’une Grande Ecole Scientifique, j’ai fait le calcul : 10 x 365 = 3650 articles en dix ans. Vous rendez-vous compte de la chance que votre amitié vous a offerte ? Ce qu’il fait, non par orgueil ou prétention, ces deux défauts auxquels il a par bonheur échappé d’après sa maman, c’est par générosité pour vous, et uniquement pour vous, dont il attend en retour une pluie de louanges ce qui me semble, comme je l’en ai à plusieurs reprises averti, légèrement délirant. Je le sais parce qu’il me l’a dit un soir à la terrasse ensoleillée du Cyrano après son dixième demi pression.

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