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(…) Une rapide étude de notre ingénieur-conseil, avalisée par l’Architecte en chef des Bâtiments Nationaux et par le Ministre du Tourisme lui-même a confirmé la chose : la Tour Eiffel penche ! Vous voyez, nous sommes au courant. Mais c’était gentil à vous de vouloir nous en informer. »
Il avait dit ça aussi tranquillement que si Ratinet était venu lui apprendre que deux radiateurs de la boutique de souvenirs étaient en panne.
3. Le plan Verdurin
En son for intérieur, Verdurin était très satisfait de la clarté et de la concision de son exposé. Par contre, il avait horreur de déjeuner seul. C’est pourquoi, c’est d’un ton jovial qu’il ajouta en se frottant les mains : « Bon, allez ! Il est bientôt midi ! Je vous invite à déjeuner au restaurant du coin. C’est très sympathique, vous verrez. » Pour Verdurin, le restaurant du coin, c’était bien sûr le Jules Verne, dont la porte se trouvait effectivement au coin du couloir à gauche en sortant.
« Mais c’est épouvantable, s’écria Ratinet qui, tout à ses réflexions, n’avait pas entendu l’invitation du directeur.
— Mais pas du tout, je vous assure ! C’est un excellent restaurant ! Il a une étoile au Michelin, quand même, et une vue imprenable !
— Quoi, Michelin ? Quoi, la vue ? Qu’est-ce que vous me racontez, là ?
— Le restaurant, je vous parle du restaurant, le Jules V… »
Mais Ratinet ne lui laissa pas le temps de finir et l’interrompit d’un air excédé : « Et moi, Monsieur, je vous parle de la tour qui penche, sacré bonsoir ! Qu’est-ce que vous comptez faire pour éviter une catastrophe ? »
En haut fonctionnaire expérimenté, Ladislas Verdurin avait l’habitude de manipuler les fâcheux. C’est ainsi que, notamment, il avait réglé avec brio deux conflits notables : la révolte des pêcheurs au haveneau contre les nouveaux horaires des marées quand il était sous-préfet à La Creuse sur Mer, et la polémique sur la requalification écologique du Rat des Villes en SAGDU (Surmulot Auxiliaire de Gestion des Déchets Urbains) lors de son passage à la Mairie de Paris en tant que Premier Assistant à la Directrice des Éléments de Langage. Il se lança :
« Calmez-vous, Monsieur Ratinet, calmez-vous. Soyez assurés que nous avons la situation bien en main. Je ne devrais normalement pas vous dévoiler le programme des actions que nous avons mis au point pour faire face à cette situation particulière mais vous m’êtes très sympathique et je vais faire une exception, à la condition bien sûr que j’ai l’assurance de votre discrétion. L’ai-je ?
— Quoi, lège ? Comment ça, lège ? »
Malgré la grande expérience qu’il avait des discussions avec des individus n’ayant pas fait l’ENA, Verdurin ne put réprimer un léger soupir d’agacement, mais il se reprit aussitôt : « Bon, laissons cela pour l’instant. Voici : j’attends d’ici à la fin de la semaine l’autorisation de la Marie de Paris de passer, dans le cadre de la procédure d’urgence prévue en cas d’urgence, justement, un appel d’offre restreint pour le marché de Conseil en Communication et Gestion de cette crise. Dès que je l’aurais obtenue, ce qui ne fait pratqiquement aucun doute, je ne consulterai que trois sociétés spécialisées, alors que la règle normale fixe le minimum de ce nombre à quatre. Ces consultants n’auront qu’une petite semaine pour me remettre leurs propositions. Le lauréat sera choisi par la commission ad hoc dans les meilleurs délais et les opérations de communication commenceront dès que possible. Vous voyez que tout est prévu et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. »
Verdurin se leva de son fauteuil et, invitant d’un geste son visiteur à en faire autant, il lui montrait aimablement la porte en disant :
« Eh bien maintenant, cher Monsieur, allons déjeuner, voulez-vous ? Après vous, je vous en prie…
— Un instant, Monsieur le Président, si vous permettez, l’interrompit très aimablement Ratinet. Donc, c’est dans une petite quinzaine de jours, au pire trois semaines, qu’on vous aura donné le meilleur moyen d’annoncer à la population le possible effondrement de la Tour Eiffel.
— C’est cela, oui… aux impondérables près, bien entendu, répondit le Président sur le même ton.
— Et entre temps, poursuivit Ratinet, vous ne prendrez aucune mesure particulière. Pas de fermeture, pas zone de sécurité, rien… C’est bien cela ? »
« Pas si bête, le bonhomme, pensa tout bas le haut fonctionnaire. Il a compris. Il faut dire que c’était bien présenté… Ce que c’est que de savoir mêler raison et sentiments, quand même !»
Et, plein de satisfaction de lui-même, il poursuivit, mais tout haut : « Effectivement, c’est peu près cela. Bon, à présent que tout est clair pour vous, je vous propose de… »
Mais Verdurin n’eut pas temps d’achever, et quelle ne fut pas sa surprise de voir son interlocuteur passer brusquement de la plus aimable docilité à la plus grande hostilité à son égard :
« Mais, ça va pas, non ? explosa ledit interlocuteur en se frappant le front du plat de la main. C’est tout ce que vous allez faire avec cette tour qui penche ! Vous n’allez pas fermer le monument aux touristes ? Vous n’allez pas établir un périmètre de sécurité de trois cents mètres tout autour ? Mais c’est très dangereux, ça ! C’est horriblement dangereux !
— Mais non, mais non ! répondit le Président d’un air rassurant.
— Mais si, mais si ! insista Ratinet. J’ai mesuré sur ma photo. La Tour Eiffel penche de deux degrés environ. Il faut absolument la fermer ! Il faut fermer la Tour ! Elle penche, Monsieur, elle penche ! »
On a beau être Président, on n’en est pas moins homme. Devant tant d’obstination bornée, Ladislas Verdurin perdit son self contrôle.
— Bon ! La tour penche ! Et alors ? s’énerva-t-il. Elle n’est pas la seule, que je sache ! Et Pise ! Vous avez pensé à Pise ? Elle ne penche pas, peut-être, la tour, à Pise ? Bien sûr qu’elle penche, la tour ! Et depuis des siècles, Monsieur ! Huit cents ans et des poussières qu’elle penche ! Et pas qu’un peu ! De presque 5 degrés, je me suis renseigné. Et est-ce qu’elle est tombée, la tour de Pise ? Non, Monsieur ! Pas une seule fois ! Alors, ne venez pas m’emmerder pour deux petits degrés ‘’environ’’! Et puis vous m’agacez, tiens !Jje vous retire mon invitation à déjeuner ! Zut à la fin ! »
A SUIVRE