Les corneilles du septième ciel (16)

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(…) En l’écoutant, Françoise réalisa que son enfance à elle, qu’elle avait toujours jugée sinistre, ne l’était peut-être pas autant que d’autres comme celle de ce photographe. Annick, de son côté, considéra que cet ahuri en rajoutait un peu pour se mettre en valeur. Comme elles en discutèrent plus tard ensemble, il n’y avait pas de réponses à leurs interprétations divergentes : aucune preuve ne pouvait démontrer la validité de l’une ou de l’autre. Telles sont les vies des gens : elles n’expriment pas toujours leurs propres différences mais les différences entre ceux qui les voient et les jugent.

Chapitre XVI

Françoise avait désormais pris de l’assurance. Elle en attribuait le mérite en partie à son analyse et en partie à son changement d’orientation professionnelle où elle s’épanouissait. Chaque jour, elle découvrait autre chose que l’horizon désolé de la campagne poitevine et le regard vide d’un poilu couleur kaki délavée. Sa récente rupture avec Annick ne l’avait pas perturbée et elles étaient restées les meilleures amies du monde. Reconnaissons que la vie de province favorisait son investissement dans des études qui, par ailleurs, la passionnaient. Elle fut nommée interne en médecine à Tours dès son premier concours puis chef de clinique à l’hôpital de Poitiers.

Au début des années quatre-vingt-dix, assistante en Neurologie et syndicaliste convaincue, Françoise avait connu cette période plus rassurante qu’enthousiasmante, où, enfin, le pouvoir médical allait être tempéré par de vrais administrateurs capables de gérer de manière non fantaisiste les finances de l’Hôpital Public. Elle devait assez vite déchanter. Cette nouvelle génération de directeurs prit bientôt toutes les décisions comme le choix des chefs de service, de la taille des services et même de leurs orientations médicales, domaines dont ils ignoraient à peu près tout. Devinant le bénéfice qu’ils pourraient tirer de ces directeurs naïfs sur le plan médical, certains praticiens hospitaliers se chargèrent de les conseiller dans le sens de leurs intérêts à eux. Ils y parvinrent avec un succès personnel indéniable mais au détriment de l’avenir de la santé. Ainsi, disparurent des disciplines peu rentables mais d’intérêt général, comme le SIDA, les maladies infectieuses ou la gériatrie, et proliférèrent de nouvelles unités qui ne se justifiaient pas, des professeurs agrégés dont le poste était budgété en échange de la disparition de deux postes d’assistants, et des chefs de service qui ne recrutaient pas de malades mais étoffaient la liste de leurs titres et travaux scientifiques ainsi que celle de leurs destinations touristiques. Pire encore, comme ces derniers étaient souvent professeurs sans être pédagogues, ils parvinrent à infléchir les objectifs universitaires vers des pratiques médicales où le contact humain avec le patient n’avait plus de raison d’être. « Mieux vaut un bon scanner qu’une heure de bavardages ». Les conséquences de ces dérives ne se firent sentir que vingt ans plus tard lors d’une épidémie qu’aucun professeur n’avait prévue, ce qui était excusable, et qui submergea des hôpitaux devenus, par leur faute, incapables d’y faire face, ce qui était impardonnable.

A SUIVRE

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