Les corneilles du septième ciel (9)

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(…) Bien au contraire, chez lui, la vie de tous les jours ressemblait à une vie monacale où l’on aurait fait vœu de silence. Personne n’avait le droit de raconter son dernier rêve ou de parler de ses problèmes. Cet homme pourtant dévoué à l’écoute de ses patients ne le fut jamais à celle de sa famille. Il ne s’intéressa ni à ses enfants ni, encore moins, à ce qu’ils pensaient. Le jour où son fils aîné médecin fut nommé chef de service dans un hôpital parisien, il ignorait sa spécialité …

Chapitre IX

Subitement, malgré sa décision de reprendre des études, Françoise alla mieux. Le docteur Philippe C. ne mit pas longtemps à en comprendre la raison. Lors d’un week-end chez ses parents, elle avait assisté au centre culturel interurbain de Chauvigny à une conférence donnée par Didier, le vrai Blonde. Elle connaissait tous ses écrits et elle éprouvait une véritable fascination pour son livre intitulé Leïlah Mahi. A partir d’un minimum d’informations récoltées à droite et à gauche, l’auteur avait imaginé la vie de cette femme libre des années vingt dont il avait suivi la trace jusqu’en Italie. Lors d’un séjour à Paris, Françoise s’était rendue au cimetière du Père Lachaise afin de voir l’urne funéraire de Leïlah ornée de sa photo en noir et blanc. L’écrivain ne précise pas qui décida de mettre ce portrait à la place d’un texte. Le résultat d’une troublante originalité excita l’imagination de cette jeune fille romantique née en province et attirée par les femmes.

Elle avait découvert ce récit dans les rayonnages de la salle d’attente du docteur Philippe auquel elle se permit de demander s’il l’avait lu et s’il lui avait plu. Pour une fois, sa réponse, sobre mais dépourvue d’ambiguïté, fut compréhensible :

– Oui.

Annick, devenue spécialiste de la culture hittite, passait désormais la plus grande partie de son temps à donner des conférences à l’étranger quand elle ne dirigeait pas des fouilles archéologiques autour de l’antique Babylone. La féminisation de sa discipline favorisait ses penchants sentimentaux et la rendait moins dépendante de son amie Françoise. Elle s’en détacha peu à peu à la satisfaction des deux parties. Elle se lassa aussi de Franck, le physicien spécialiste des cordes, qui tentait de lui expliquer tous les soirs l’intérêt de ses recherches. De ses explications incompréhensibles, Annick avait retenu que la gravité quantique n’était pas un vain mot et que la théorie des cordes était particulièrement raide ce qui flatta le machisme primaire de son ami.

Après le départ de sa compagne, Franck sombra dans la dépression et les cordes que lui tendirent ses collègues physiciens ne parvinrent pas à l’en tirer. En plus du refus d’Annick dont il n’avait pas compris les raisons, il avait accumulé d’autres contrariétés dont il ne parvenait pas à se dépêtrer. D’abord, il s’était fâché avec sa sœur aînée, sa mère de substitution car la leur était décédée quand il était encore un enfant. Elle ne lui avait pas pardonné d’avoir demandé en mariage une trentenaire obèse alors qu’elle-même était anorexique. Et puis, alors qu’il avait le sentiment de faire œuvre de charité, l’attitude d’Annick lui sembla en contradiction avec ce qu’on lui avait enseigné jadis au catéchisme. Ces remises en question existentielles l’avaient conduit au fond du trou noir et chez un psychiatre. Ce qu’il demandait à l’infortuné médecin dépassait l’entendement : son discours répétitif d’une affligeante pauvreté ne parlait que d’Annick et de la théorie des cordes. Passe encore pour l’interprétation du départ d’Annick qui était dans les cordes de tout psychanalyste, mais la théorie des cordes, elle, ne relevait pas de leur compétence, loin de là ! Elle en était même à des années-lumière. Une fois n’est pas coutume, les séances s’avérèrent bien plus pénibles pour le médecin que pour le patient. D’ailleurs, son analyste abandonna rapidement tout espoir de le sortir de son trou noir en expansion continue, au propre comme au figuré. Franck, de son côté, ne perçut jamais la résignation de son médecin elle aussi en expansion continue.

 A SUIVRE 

 

11 réflexions sur « Les corneilles du septième ciel (9) »

  1. @Lariegeoise : Merci pour tes commentaires qui sont, il faut le reconnaitre, toujours en plein dans le sujet, mais il serait préférable de les placer en regard de l’article concerné. Ta dernière intervention concernait le 9ème épisode des Corneilles, mais était placé en regard du 436ème tableau de Sébastien. Il risque ainsi de ne pas être découvert par les intéressés. Je n’ai pas de moyen de le déplacer.

  2. Les enfants se structurent avec leur patrimoine génétique et leur environnement. Dans quelle proportions, personne ne le sait. Peut-être qu’un jour, on découvrira, scientifiquement, que ce qui est écrit dans l’ADN détermine le type de réactions : certains enfants réagissent à l’adversité en se sublimant, certains dépriment et d’autres expriment des comportements encore différents. Malheureusement, nous, nous ne serons plus là. C’est ma conviction.

  3. @Lorenzo, Merci de ta réponse précise et directe. Elle ne me surprend pas et dans une grande mesure je la partage et j’irai même plus loin en conclusion. Mais tout d’abord, même si j’ai un doctorat américain en communication et ai fait de bonnes études en psycho-sociologie à La Sorbonne, contrairement aux universitaires français qui parlent de « SCIENCES de l’Info. et de la Com.’, je préfère l’approche anglo-saxonne qui se contente d’ÉTUDES comme dans l’expression: ‘CULTURAL STUDIES.’ Ce qui implique un doute perpétuel sur nos trouvailles et une mise en question incessante de la neutralité de nos outils, comme une surveillance rigoureuse de l’incidence malheureuse sur nos observations de nos préconceptions et paradigmes trop souvent désuets. Pas de certitudes positivistes ou scientistes mais que des conjectures à falsifier! Donc point de déterminismes, mais des tendances statistiques toujours ouvertes à la contestation méthodologique et épistémique.

    Aussi, à propos de la question de l’incidence du milieu familial sur la réussite ou l’échec des enfants, même si suivant Bourdieu, je crois qu’à côté de l’héritage matériel (argent et patrimoine) il y a aussi un héritage culturel (niveau d’éducation ambiant, attribution d’un lieu de travail adéquat, partage d’une bibliothèque bien garnie, conversations familiales et mondaines de haut niveau etc.) mais je reconnais volontiers que des évènements déterminants peuvent survenir, par exemple, la prise sous son aile du très jeune Albert Camus par un prof. ému par la disparition au combat de son père. Mais, je suis d’accord avec toi, des tas de facteurs peuvent modifier en bien ou en mal des trajectoires que l’on croyait toutes tracées. Comme ne cesse de le répéter Peter O’Tool à l’Islamo fataliste, Homar Sharrif dans Lawrence d’Arabie: « Nothing is written! » Mieux, volontariste britannique, il lui montre le dessus de sa tête enturbannée en insistant: « It’s written there! » Avec un humour tout aussi britannique, l’évolution d’une petite histoire parallèle à la trame du film permet à Anthony Quinn de trancher: « It was written, then! »

    Humour mis à part, je te suis, tout dépend d’une infinité de facteurs que les plus puissants ordinateurs ne parviendront pas à cerner, gros algorithmes ou pas! Pour te provoquer, peut-être à tort, je ne crois pas non plus comme trop de médecins que l’hérédité soit un facteur crucial, elle peut jouer sur le corps mais sur l’esprit et la pensée, j’en doute fort. Je conclu en te rejoignant et risquant de dépasser ta pensée par la croyance qu’il est probable que les enfants mal traités par leurs parents et éducateurs deviennent de plus grands innovateurs que des enfants traités comme des bibelots qui croissent trop sûrs d’eux pour développer l’empathie qui leur permettrait d’appréhender ce qui se passe autour d’eux! Mais ce n’est là qu’une suspicion d’artiste et non celle d’un ‘savant’ que je ne saurais et ne voudrais être!

  4. Et bien sûr, sans le liberté de blâmer il n’est point d’éloge flatteur.

  5. @Lorenzo. Mais, mon grand, la réalité de la vie est une fake news à c’qu’on dit.

  6. « Abracadabrantesquement psychédélique », quel compliment élogieux que je ne mérite pas

  7. @tous les lecteurs impatients et désorientés. Ne soyez pas inquiets, on devrait connaitre, au maximum dans les douze heures, la position de notre rédacteur en chef sur ce sujet brulant.

  8. @Jim. Mais, mon petit, en réalité, telle est la vie.

  9. Ces corneilles nous entraînent petit à petit dans un vol abracadabrantesquement psychédélique.

  10. @René-Jean. Ma réponse risque de te surprendre. C’est un sujet passionnant dont je n’ai qu’une expérience personnelle et pas scientifique. A mon avis, quelle que soit l’éducation, le plus important repose sur la personnalité de l’enfant. J’en ai connus qui ont très bien réussi, affectivement et professionnellement, dans les deux situations. Et j’en ai connus aussi qui ont tout raté … Donc, à mon sens, l’éducation est un facteur, bien sûr, mais qui n’est jamais seul responsable de l’avenir de l’enfant. D’ailleurs, je trouve que rejeter les responsabilités sur un tiers, en l’occurrence les parents, ou bien le statut social, est une erreur fondamentale qui a conduit la psychologie dans une impasse. Dis-moi franchement quelles chances de réussir avaient au départ Aznavour et Montand ?

  11. Après avoir écouté le traducteur et l’interprète de Kafka puis lu ce soir, Lorenzo, et sans tomber dans le dualisme hyper simpliste à la Sergio Leone du genre, « il ya ceux qui fournissent les pèles et il y a ceux qui creusent… » on pourrait opposer ceux dont les pères ou éducateurs sont restés distants, peu intéressés à ce que deviennent et font leurs progénitures et ceux qui, au contraire, ont eu des parents (comme Bourvil dans le Corniaud) admiratifs, dithyrambiquement louangeurs, n’hésitant pas à ridiculiser les enfants de leurs amis ou d’autres membres de la famille pour souligner la supériorité des leurs, et se demander quels adultes en résultent?

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