Blandin prend l’autobus

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Ce matin, j’ai croisé Blandin. Ça m’a fichu un  coup !
Il ne devait pas être loin de neuf heures et je descendais tranquillement la rue Monsieur-le-Prince, le nez en l’air et l’esprit préoccupé du seul souci du temps qu’il ferait tout à l’heure, car le bulletin météorologique avait annoncé des averses passagères et j’avais oublié mon parapluie.
C’est au moment où je débouchais dans le carrefour de l’Odéon que je le vis. Je m’arrêtai net au bord du trottoir et me dissimulai à demi derrière la masse jaune d’une grosse boîte à lettres des P.T.T. car je ne tenais pas à le rencontrer. On verra pourquoi tout à l’heure.
Blandin était sur la chaussée, au beau milieu de ce carrefour qui, certes, est petit par la taille, mais réputé dangereux par la complexité des flux circulatoires qui s’y affrontent. L’homme dansait sur le bitume une sorte de samba syncopée, sautillant sans élégance pour éviter autos, vélos, trottinettes et camionnettes  qui se succédaient en flot continu. De la direction générale qu’il donnait à ses petits pas, je déduisis que, venant de la rue des Quatre-Vents, il tentait vainement de rejoindre le Boulevard Saint-Germain.  Soudain, un brusque saut de côté suivi d’une demi-Véronique et de deux grands pas en avant lui permirent d’atteindre le petit terre-plein triangulaire qui sépare la rue de Condé de la rue de l’Odéon. Désormais en sécurité, Blandin reprenait son souffle tout en fixant d’un air désespéré le point de la chaussée qu’il venait de quitter : le vent de sa dernière course avait fait s’envoler son chapeau et le couvre-chef gisait à présent sur le macadam, tandis que les taxis, les vélos et les trottinettes zigzaguaient pour éviter l’obstacle. Les bras ballant le long du corps, Blandin se tenait raide au bord du trottoir. La pointe de ses chaussures débordait légèrement au-dessus du caniveau, comme les orteils du sportif surplombent l’eau de la piscine dans laquelle il s’apprête à plonger. Je voyais son regard anxieux passer successivement de son Borsalino aux véhicules qui se ruaient pour l’empêcher d’atteindre son galure. De temps en temps, avec audace ou inconscience, il posait un pied sur la chaussée, mais la charge puissante d’un camion de livraison accompagnée du hurlement rageur de son avertisseur lui faisait aussitôt regagner les hauteurs de son refuge.

Tandis que, de derrière ma boîte à lettres, j’observais ce triste spectacle, je me rappelais tout ce que nous avions vécu ensemble, Blandin et moi : les dortoirs de l’Institution Saint Hypolite de la classe de sixième au baccalauréat, les amphithéâtres de la Faculté de Droit de Nantes, la chambrée du 2ème Régiment d’Infanterie du Génie. Je me rappelais aussi qu’après toutes ces années de vie commune, j’avais progressivement cessé de le fréquenter dès notre retour à la vie civile. Ce n’est pas que Blandin ait été un mauvais camarade. Il était même plutôt gentil, Blandin, serviable, toujours prêt à vous prêter sa raquette de tennis, à vous fournir la solution du problème de physique ou à répondre à votre place à l’appel du matin dans les aurores glacées de la garnison de Metz. Mais le problème avec Blandin, c’est qu’il n’avait pas de chance. C’était toujours lui qui se faisait voler ses chaussures de football dans les vestiaires, lui qui se faisait punir pour un chahut dont son voisin de classe était seul responsable, lui qui était désigné volontaire pour la corvée de latrines. On aurait dit qu’il le faisait exprès. La malchance s’acharnait sur lui au point que j’en étais arrivé à penser qu’il devenait dangereux pour son voisinage et qu’il valait mieux se tenir à distance pour éviter les éclaboussures de ses coups du sort. Je n’avais pas revu Blandin depuis plus de dix ans.

J’en étais à ce point de mes réflexions quand je m’aperçus que, profitant d’une accalmie dans la circulation, Blandin avait réussi à descendre sur la chaussée et à ramasser son chapeau. Depuis mon observatoire, l’objet paraissait intact. Entre nous, pour un veinard de la trempe de Blandin, c’était un vrai coup de chance. Mais l’état de son couvre-chef ne sembla pas le satisfaire : il se mit à l’épousseter et à le frapper à petits coups, puis trouvant sans doute qu’il était parvenu à lui redonner une forme décente, dans un ample geste du bras auquel l’habitude donnait une certaine élégance, il voulut s’en couvrir tout en se retournant. C’est ainsi qu’il se retrouva face à l’autobus 63. Celui-ci filait bon train vers la Porte de La Muette tandis que son chauffeur composait sur son téléphone un message à l’attention de sa femme pour lui annoncer un possible retard pour le déjeuner. Blandin prit l’autobus en pleine poitrine alors qu’il n’avait pas tout à fait achevé de remettre son chapeau : on aurait dit qu’au moment de mourir, il saluait l’employé de la RATP.

Je n’ai jamais aimé la foule et comme un attroupement commençait à se former autour de l’autobus 63 et de ce qui en dépassait du cadavre de mon camarade de classe, je haussai les épaules et poursuivis mon chemin en pensant : « Toujours aussi veinard, le Blandin… » Au moment où j’allais traverser le boulevard vers la rue de l’Ancienne Comédie, il commença à pleuvoir. Décidément, cette journée commençait mal.

8 réflexions sur « Blandin prend l’autobus »

  1. Question: Quel était le sens des hiéroglyphes figurant sur la pierre de Rosette? Quels sont les deux éléments sans lesquels nul n’aurait pu leur projeter le moindre sens? Et pourtant les Égyptiens de l’antiquité avaient bien travaillé leur texte comme leurs pyramides et leurs obélisques!

    Faut-il travailler les crucifix, les amulettes, les fétiches, les statuettes, les idoles??? Sans développer les idolatries, les cultes, les religions ou les communautarismes??? Pas de cathédrales sans inquisition! Pas de Blind Dinner sans son commando du Journal!

    Pas de corans, pas de mosquées sans grands envahisseurs sarrasins ou immigrants maghrébins! etc. etc.

    Par ailleurs, tout auteur, sculpteur, peintre est aussi son propre lecteur, son spectateur, son propre juge! Certains peintres et probablement beaucoup d’auteurs se sont satisfaits de leur autocritique. Certains ont trouvé leurs propres œuvres détestables… tandis que des admirateurs se sont révélés après leur mort!
    Yadelespoir!

  2. Ta malchance à toi serait d’être lu par un chauffeur d’autobus syndiqué dont tu accuses sans preuve le camarade du 63 de texter en conduisant! Et comme tu étais heureux de ne pas avoir revu ton camarade Blondin pendant 10 ans, ton bonheur est devenu éternel (ou bon pour le reste de ton espérance de vie perso.) puisque tu ne le reverras plus jamais… Et c’est là qu’il fait bon d’être agnostique!
    Un ami que tu ne risques pas de revoir devant un bus parisien!

  3. Au cours de mes maintenant longues années d’écriture, j’ai appris de plusieurs personnes que le sens d’un texte n’est pas donné par son auteur mais par son lecteur. Je me suis longtemps opposé à cette théorie, persuadé que l’auteur est, dans son texte, le maitre du jeu et des horloges, mais l’expérience m’a souvent prouvé le contraire.
    Voilà pourquoi j’aime bien me considérer parfois comme incompris. C’est une pose romantique assez confortable, qui permet entre autres d’être obscur. C’est aussi un moyen classique, très prisé en politique (je me suis mal exprimé, vous m’avez mal compris, je n’ai absolument pas voulu dire que…), pour tenter d’effacer une ânerie qu’on a dite ou faite.

  4. …à moins que commme d’habitude , je ne reste incompris… »
    C’est quoi ce dolorisme sulpicien????

  5. J’y vois plutôt, chez le narrateur, un égoïsme forcené, qui se double, comme c’est l’usage, de l’indifférence du badaud.

  6. 1-oui
    2-oui
    3-je me suis sans doute mal exprimé, à moins que, comme d’habitude, je ne reste incompris. Cette photo ressemble tellement à une scène de théâtre que j’aurai voulu imaginer un dialogue entre la petite fille et son père.
    4-ne pinaillons pas sur le 63. En fait l’histoire n’est pas vraiment vraie : il n’a pas plu de la matinée.
    5- C’est le moment

  7. Grand mère full time ces derniers jours…. Du retard dans le JDC et je vais encore me faire morigéner de ne pas pondre les commentaires au bon endroit… tant pis!
    -Thomas : est ce bien celui auquel on pense? Alors oui le talent est héréditaire semble t’il…texte très Coutheillas dans la forme et le fond: ironie distancée…
    – les Corneilles nous entraînent dans un tourbillon tel qu’on souhaiterait une diffusion complète pour souffler un peu….
    -la sublime photo au musée : elle se suffit à elle même et commenter le talent évident de son auteur
    n’apporte rien à l’émotion qu’elle procure…
    -Enfin Blandin: je ne pinaillerai pas sur le trajet du 63 par lequel je m’extrais du si décrié XVIeme….
    Humour noir, scène enlevée : que ceux et celles qui n’ont pas encore, commenté BDINER sur AMAZON sentent le poids de la culpabilité : j’en suis….

  8. La cruauté et le cynisme du gamin qui découpe un hanneton !

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