Morceau choisi
La naissance de Madame Bovary
Dans un long article paru dans « L’Article » en 1857, Charles Baudelaire(1) imagine Gustave Flaubert(2) — esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais façonné à forte escrime — réfléchissant à la création d’un roman pouvant remuer toutes ces vieilles âmes que sont les lecteurs du XIXème siècle.
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(…) Dans des conditions semblables, un esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais façonné à une forte escrime, jugeant à la fois le bon et le mauvais des circonstances, à dû se dire : «Quel est le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes ? Elles ignorent en réalité ce qu’elles aimeraient ; elles n’ont un dégoût positif que du grand ; la passion naïve, ardente, l’abandon poétique les fait rougir et les blesse.
— Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d’un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXe siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre propre compte. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serons, comme dit l’école, objectif et impersonnel.
Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d’école puérils, comme nous avons entendu parler d’un certain procédé littéraire appelé réalisme, — injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, — nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l’aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s’échapperont des bouches les plus sottes.
Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?
La province.
Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?
Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs idées.
Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté ?
L’Adultère.
Je n’ai pas besoin, s’est dit le poète, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une aspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite, — comparativement fort rare, — de se distinguer des fastueuses bavardes de l’époque qui nous a précédés.
Je n’ai pas besoin de me préoccuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs».
Dès lors, Madame Bovary(3) — une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les œuvres d’art — était créée.(4)
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Quelle juste vision de Madame Bovary, et quelle liberté de langage, quelle audace, tant chez Baudelaire que chez Flaubert !
Note 1 : Baudelaire (1821-1867)
Note 2 : Flaubert ( 1821-1880)
Note 3 : Madame Bovary (1856)
Note 4 : Extrait de « Madame Bovary par Gustave Flaubert vu par Charles Baudelaire » paru dans L’Article du 18 octobre 1857)
Mme Bovary ? Une petite emmerdeuse de province.
D’ailleurs, Mme Bovary, c’est moi !
Baudelaire était évidemment le mieux placé, le plus capable, lui qui a souffert les basses critiques pour les Fleurs du Mal, pour son parti pris pour des œuvres musicales ou picturales en dehors des préceptes académiques de l’époque , mais surtout son article illustre l’éternel antagonisme entre les anciens et les modernes. Les mots qui m’ont interpellés dès le début: « le choix d’un sujet trop grand est une impertinence ».