Écrire comme Modiano

       Il l’avait photographié depuis le bus qui l’emmenait ce jour-là le long de la Seine. Mais où précisément, il ne s’en souvenait pas. Au Louvre peut-être. La photo de cet homme aux cheveux blancs, à l’âge incertain – plus de soixante, sûrement, mais combien au juste ? – qu’il ne connaissait pas mais qu’il mourait d’envie de connaître lui fit oublier sa station de destination ; il resta debout à côté du chauffeur auquel il venait de demander si les embouteillages allaient perdurer. Sa réponse avait été négative et il s’aperçut qu’une fois encore il s’était adressé à lui sans même lui avoir dit bonjour, comme une question comminatoire ou un ordre adressé à un inférieur hiérarchique. C’était inacceptable. Pourtant, d’après sa mère, il était le plus gentil et le mieux élevé des enfants de son âge. Mais il n’était plus un enfant au moment où il questionnait ce conducteur. D’ailleurs, à quel âge s’était arrêtée son enfance ? Sur les bancs de la Faculté, probablement. Mais il n’en était même pas sûr … Elle avait son âge mais était si petite qu’on se demandait si elle ne venait pas d’une autre planète. Mais non, il exagérait ; elle n’était petite que par le taille comme le lui démontra la suite. Pour le reste, il pensait que c’était elle qui l’avait sorti de l’enfance et des jupes de sa mère.

       Il se sentait enfin capable – techniquement – d’écrire son livre de souvenirs. Pas pour les souvenirs eux-mêmes qu’il savait n’intéresser personne, mais pour la musique des souvenirs, une mélodie en même temps vraie et fausse dont l’écoute serait un ravissement, même pour les autres. Cette obsession d’écrire était née en cours de biologie où sa petite voisine avait écrit sur ses notes L’Adieu d’Apollinaire. Depuis ce jour-là, il voulait écrire. Il l’avait fait déjà, mais son style comme son inspiration s’évanouissaient à la deuxième page. Il était assez fier de ces milliers de pages uniques qu’il avait couchées sur le papier d’abord au stylo plume puis au stylo feutre et maintenant au clavier de l’ordinateur dont il caressait les touches comme la peau d’une maîtresse docile. La musique des souvenirs relevait d’un double désir : poétiser des événements anodins que, il le savait, sa mémoire avait transformés.

       A soixante dix ans passés, il était convaincu de pouvoir enfin écrire à la manière de Modiano qui était pour lui le summum de la perfection : écrire pour ne rien dire et, qui plus est, sur rien. Il réalisait que la différence entre un vrai écrivain et lui résidait là : l’âge. Ce qu’avait écrit Modiano à moins de vingt ans, il se sentait enfin capable de l’écrire mais à plus de soixante dix ans. Autrement dit bien trop tard pour espérer finir son premier roman avant sa mort. Il acheta pour se réconforter une bouchée au chocolat avec la carte bancaire de son épouse à laquelle il n’avouerait jamais ni ce détournement de fonds, ni encore moins son écart de régime.

       Ecrire comme Modiano n’avait aucun intérêt. Pas plus que de refaire une peinture comme Monet. Alors ? Le matériel idéal, en tout cas selon lui, était le souvenir ou la mémoire bien que ces deux mots ne signifient pas exactement la même chose. La mémoire est une donnée physique. Pour faire médecine, il en faut ; pour passer l’internat il en fallait encore plus. La mémoire n’est ni une qualité ni une preuve d’intelligence. C’est une capacité innée qui ne s’append pas. On en a ou pas. Les souvenirs sont autre chose. Le souvenir est un élément mémorisé qui a laissé une trace dans notre cerveau. On sait que les souvenirs partent d’un fait réel, souvent un lieu géographique, enrobé de personnages, mais c’est déjà moins net, et parfois de paroles qui, reconnaissons-le, sont invérifiables. On se souvient très bien du lieu de l’événement. Il m’est difficile d’oublier qu’en 1970, à l’âge de 20 ans, j’étais allé dans les îles Shetlands avec mon copain Jean-Paul. C’est certain. Ce que nous avons fait là-bas, toujours ensemble, est également certain mais lui se souvient de certains événements et moi d’autres différents. Ils ont tous existé, forcément, mais notre mémoire a fait une sélection. C’est là où intervient la supercherie de la psychanalyse qui dit que cette sélection des souvenirs relève de notre structure psychologique passée et présente. Jamais cette discipline n’a pu en démontrer la véracité. Ce n’est donc qu’une hypothèse non vérifiée devenue une certitude chez les psychanalystes. Il est dommage que ces praticiens dont beaucoup, comme mon père, avaient reçu une formation scientifique (relativement) rigoureuse n’aient jamais ressenti la nécessité ni l’honnêteté de prouver ce qu’ils avançaient. Or, ils n’avançaient que des hypothèses, voire des fantasmes. Aujourd’hui, les neurosciences, qui ont cent ans de retard sur la psychanalyse, permettent d’expliquer scientifiquement cette transformation de nos souvenirs. Et surtout, elles démontrent que cette transformation relève du hasard, de l’aléatoire et non pas d’une volonté inconsciente que les psychanalystes se targuent de faire réapparaître alors qu’en réalité ils ne font que l’inventer de toute pièce en faisant croire au malheureux patient qu’elle est la réalité. Jamais cette mystification n’a reçu la moindre preuve qu’elle était la vérité.

       Plutôt que des souvenirs commençant par : je me souviens qu’à cette époque il y a avait dans notre classe …, je préférerais écrire le souvenir, c’est bien le but, mais le souvenir repeint par ma mémoire. C’est facile : vous prenez un souvenir, vous êtes convaincu qu’en dehors du lieu tout le reste est faux, et  vous lui donnez une couleur et une musique qui n’ont pas forcement grand-chose à voir avec lui. Autrement dit, vous faites volontairement ce que votre cerveau fait involontairement : reconstruire un souvenir à partir de bribes dont certaines ont indiscutables comme les lieux, d’autres discutables comme les personnages et, plus encore, les paroles qu’ils auraient dites.

Lorenzo dell’Acqua

 

4 réflexions sur « Écrire comme Modiano »

  1. Je dois avouer que quand Cézanne peint la Montagne Sainte Victoire pour la vingt-deuxième fois, je me lasse…

  2. Le pastiche est si bien réussi que, dès la quinzième ligne, j’ai eu envie d’en abandonner la lecture. Avec Modiano je n’ai pas dépassé trois lignes, mais encore un effort et Lorenzo fera aussi bien.
    J’ai le même problème avec Proust, mais ne le dites surtout pas à Philippe, vois risqueriez de casser une belle amitié !

  3. Pour faire le pastiche d’un écrivain, il faut l’aimer beaucoup, sinon ce n’est pas un pastiche que l’on fait, mais une caricature.
    Faire un pastiche de Modiano est un exercice difficile, car son style épuré s’y prête peu, mais l’exercice est bien réussi dans cet « Ecrire comme Modiano »
    Ecrire sur presque rien, c’est ce que fait Modiano.
    Écrire sur rien, c’était le rêve de Flaubert. Heureusement qu’il ne l’a pas fait, heureusement que dans Bovary, dans l’Éducation et dans Salammbo, il nous raconte quelque chose. Malgré un travail acharné sur le style, il nous raconte quelque chose.
    Effectivement, et comme le dit Lorenzo, Modiano, lui, ne raconte rien, ou pas grand chose, mais il le fait dans un style simple, épuré et admirable. Ça me rappelle cette aphorisme que mon père aimait répéter : « Les militaires et les curés ont ceci de commun : ils ne font rien mais ils le font de bonne heure. » Modiano ne raconte rien, mais il le fait avec style.
    Quand on découvre Modiano, on est d’abord et tout de suite séduit. Mais pour moi, ça n’a pas duré au delà du troisième roman. L’absence de sujet et la découverte des ficelles détendues et floues du romancier ont fini par me lasser. La banalité de son discours au Nobel à fait le reste. Je n’ai plus envie de le lire. Trop prévisible.

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