Le Cujas (84)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Dix-huitième partie

Dashiell n’avait jamais considéré son père comme un tyran. Il ne lui avait jamais reproché d’avoir tenté de lui imposer une vie dont il ne voulait pas. Son père était comme ça, voilà tout. Il n’y avait rien à faire, il n’y avait pas à se révolter ni même à protester, il fallait juste fuir. C’est ce qu’il avait fait. Mais à présent, c’était à Dashiell de se reprocher son manque de volonté, ses hésitations, ses velléités, pour ainsi dire ses caprices… La confession que son père, ce bloc de certitudes, venait de lui faire l’avait ému et surpris. Elle le poussait à se confier à son tour. Alors, il raconta sa rencontre avec Antoine… jusqu’au bout. À la fin du récit, son père demanda doucement :

— Tu crois que c’est toi, Dash ? Tu crois vraiment que c’est toi qui les as tués ?

La plupart du temps, Dashiell en avait la conviction. C’était ses balles ou celles de son sergent qui les avaient envoyés dans le ravin. Il était responsable, c’était ce qu’avait dit le rapport Bronski, et Bronski avait raison. La conclusion bidon de la commission d’enquête n’enlevait rien à sa responsabilité. D’ailleurs, elle ne trompait personne.

À d’autres moment, plus rares, il se mettait à croire à la thèse de l’accident. C’était le conducteur de la Jeep qui avait braqué vers le vide une seconde avant qu’il n’ouvre le feu. Bien sûr, il avait tiré, mais de toute façon, qu’il ait tiré ou pas, les deux hommes de la Jeep était condamnés. Cet arrangement que Dashiell faisait avec sa conscience lui procurait quelques heures de repos. Mais ça ne durait jamais bien longtemps et il retournait à ses cauchemars.

— Mais quoi qu’il en soit, que la Jeep se soit précipitée d’elle-même dans le ravin ou que ce soient tes balles qui l’y aient envoyée, tu ne dois pas te tenir pour responsable. C’était la guerre, bon sang ! Et c’était parfaitement justifié de s’attendre à ce que ce soient des Allemands qui descendent de ce Nid d’Aigle.

— Je sais… des amis me l’ont déjà dit, là-bas, à Berchtesgaden, mais…

— Mais rien du tout ! Il faut que tu tires un trait sur cette malheureuse histoire. Il est inévitable que tu vives désormais avec ce souvenir, mais pas avec ce remord. Tu n’as pas trente ans, Dash ! Avance !

— Mais est-ce que tu te rends compte que je connaissais ce lieutenant et qu’avec Antoine, nous avions passé une nuit à discuter. Cette discussion a peut-être été la plus importante de ma vie… Grace à Antoine, j’avais peut-être trouvé un sens à ma vie, j’avais trouvé ce que je voulais faire.  Et moi, je l’ai envoyé mourir dans ce ravin !

Sa mère prit enfin la parole pour lui demander d’un ton très doux :

— Parle-nous de lui, Dashiell. Ça te fera peut-être du bien.

Il fit mieux que cela. Il partit dans sa chambre et revint quelques minutes plus tard avec une boite en carton noir. Sur un des côtés, une étiquette disait « Paris, France, 04/15 – 06/18/35 ». Il s’assit sur le canapé entre son père et sa mère et se mit à fouiller dans la boîte. Il en sortit une photographie, celle qu’il avait prise de la terrasse du Cujas dix ans plus tôt.

—Voilà ! dit-il. C’est lui… celui qui porte le chapeau de paille, au centre de la photo.  À côté, c’est son amie, … celle de l’époque, parce que plus tard, il s’est marié avec une autre femme. Son vrai nom, c’était Bompar de Colmont. Je l’ai lu dans le rapport d’enquête. Mais moi, quand je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il s’appelait Colmont, c’est tout. C’est sous ce nom-là que je l’ai connu. C’est pour ça que je n’ai pas compris tout de suite que le Lieutenant Bompar, c’était lui. Il parait que chez les aristocrates français, il y a des règles pour savoir quand on doit dire le « de » ou pas.

— Oui, je sais, dit Mary. C’est compliqué… Sa femme ? Il t’a parlé de sa femme ?

— Isabelle… oui, un peu. J’ai compris qu’ils s’étaient séparés. Ensuite, pendant des mois, il ne lui a donné aucune nouvelle, mais la guerre a fini par le changer. Il était à nouveau follement amoureux d’elle. Dès que la guerre serait finie, il irait la retrouver. Il était certain qu’elle lui pardonnerait, qu’ils pourraient vivre à nouveau ensemble… cette fois-ci pour toujours. Je lui avais conseillé de lui envoyer très vite une lettre pour lui dire tout ça. Il me l’avait promis…

— Et tu crois qu’il l’a fait ? demanda son père.

Dashiell fit une moue dubitative. Sa mère réagit vivement :

— Tu veux dire qu’ils se sont séparés fâchés, que sa femme est peut-être restée sans nouvelle depuis son départ et qu’elle ne sait peut-être pas qu’il l’aimait toujours, qu’il allait revenir… ?

— C’est probable…

Sa mère s’indignait :

— Mais c’est terrible, Dashiell. Il faut faire quelque chose, absolument !

— Mais, Mary, que veux-tu qu’il fasse ? intervint David.

Elle dit qu’elle ne savait pas, mais qu’il fallait faire quelque chose, lui écrire, aller la voir, lui expliquer qu’Antoine l’aimait toujours, qu’il voulait vivre le reste de sa vie avec elle…

— C’est important pour une femme, continua Mary. Tu as été pratiquement le seul témoin de sa mort. Quelques jours avant, il t’avait fait des confidences très intimes, peut-être les plus importantes et les dernières de sa vie. Tu dois aller voir sa femme et lui raconter…

Mais Dashiell l’interrompit :

— Et lui dire que c’est moi qui l’ai tué ?

Tous les trois gardèrent le silence un long moment, et puis David, penché en avant, regardant son fils dans les yeux, lui dit :

— Ta mère a raison, Dash. Tu dois aller voir la femme d’Antoine. Tu dois lui raconter ta rencontre à Strasbourg, ta nuit dans cette petite ville…

— Obernai.

— Oui, Obernai… tu dois lui dire ce qu’Antoine t’as confié. Mais surtout, tu dois lui raconter sa mort… et lui dire quel rôle tu y as joué. Je pense que c’est pour toi le seul moyen d’arriver à te pardonner à toi-même. Je n’ai aucune idée de ce que pourra être la réaction de cette femme, mais je suis convaincu que tu dois le faire, pour toi.

— Mais comment ? objectait Dashiell. Il faudrait que je retourne en France, à Paris… et puis, je ne sais pas où elle habite, je ne suis même pas sûr que ce soit à Paris… Comment voulez-vous…

— Paris n’est pas une si grande ville, Dashiell. Les Bompar de Colmont ne doivent pas être si nombreux, et retrouver à Paris la veuve d’un héros de guerre de l’armée française ne doit pas être très difficile. Et si elle n’habite pas Paris, eh bien, tu devras la chercher. Ce sera juste un peu plus long. Mais tu dois le faire, Dash. Tu dois le faire.

Dashiell restait silencieux, hésitant. Ses parents avaient sans doute raison. C’est une idée établie qu’avouer sa faute permet de soulager sa conscience. Ce pouvoir magique de l’aveu peut bien être le produit d’une conviction religieuse ou d’une volonté morale, mais on peut aussi penser que l’aveu n’est qu’une facilité, un moyen de faire juger la gravité de la faute par quelqu’un d’autre. C’est bien pour cela que dans ces cas-là, on ne se confie qu’à quelqu’un dont on sait qu’il vous aime, une mère, un ami, quelqu’un qui atténuera la faute et qui, de ce fait, en portera une partie du poids. Et c’est bien ce qui s’était passé pour Dashiell : quand il avait raconté la nuit du Nid d’Aigle, la foudre n’était pas tombée sur lui, son père et sa mère n’avaient pas été horrifiés par ce qu’il avait fait. Ils lui avaient même trouvé des excuses. Sa faute n’était donc pas aussi horrible qu’il l’avait cru. Il se sentait déjà mieux… pas moins coupable, mais mieux.

Mais avouer sa faute à une personne qui en a souffert, une personne qui aura toutes les raisons de vous haïr, c’est une autre affaire. Dashiell n’arrivait pas à s’imaginer se présentant devant Isabelle et lui disant qu’il était le responsable de la mort de son mari.

A SUIVRE

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