Le Cujas (76)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Dixième partie  partie

(…) Je vivais chaque jour après l’autre, sans penser plus loin qu’à ce qu’allait être la journée du lendemain. Je ne protestais jamais, je faisais mon travail correctement, et même du mieux possible… C’est sans doute pour ça que je me suis fait repérer et qu’on m’a envoyé à l’école des officiers de Fort Benning. J’en suis sorti Second-Lieutenant. Après ça, il y a eu l’entrainement au parachutisme, et puis le camp en Angleterre avant de sauter sur la France. Le reste, je vous l’ai raconté.

— C’est vrai, Dashiell, vous me l’avez raconté… en quatre phrases !

— Qu’est-ce que vous voudriez entendre de plus sur cette folie ? Je vous ai dit l’essentiel, tout ce qu’il fallait pour comprendre pourquoi tout à l’heure, j’étais là où vous m’avez rencontré au moment où vous m’avez rencontré. À quoi bon en dire davantage ? Vous-même, ce matin, vous n’avez pas été beaucoup plus bavard. Pourtant, vous avez dû vivre à peu près les mêmes choses que moi. Au fond, je suis sûr que vous non plus, vous n’avez pas envie de parler de ça. Peut-être que dans trente ou quarante ans, nous raconterons nos exploits à nos petits-enfants, mais je n’en suis pas sûr du tout. Non, quand tout cela sera fini, nous aurons envie d’oublier, de passer à autre chose. D’ailleurs, vous verrez, dans cinq ans, peut-être même deux, nos histoires de guerre n’intéresseront plus personne.

— Je ne sais pas… mais après tout, vous avez raison : à quoi bon ? Je viens de réaliser que mon père ne m’a jamais parlé de sa guerre, et pourtant il avait été décoré du côté de Reims et nommé commandant en 1918… Bon d’accord, Dashiell, vous ne voulez pas parler de la guerre. Alors parlons d’autre chose. Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous aviez tenté une carrière d’artiste. Ça, c’est un bon sujet de conversation… ainsi donc, vous avez été artiste ? Racontez-moi donc, s’il vous plait.

— Je ne vous ai pas dit que j’ai été artiste. J’ai voulu l’être, mais surement pas assez fort… c’est pour cela que je ne l’ai pas été… j’ai abandonné… voilà…

— Mais encore ?

—Je n’ai pas très envie de m’étendre là-dessus.

— Allons ! Je vous en prie… Mais dites-moi ! … il est plus de dix heures … vous ne voulez pas manger quelque chose ? Moi, je commence à avoir faim. Je vais faire un tour à la cuisine, il doit surement rester des tas de choses dans la glacière. Je reviens avec un plateau. En attendant, remettez donc une ou deux buches dans la cheminée, voulez-vous ? Et réfléchissez à ce que vous allez me dire… J’insiste !

Dashiell restait seul dans la grande pièce sombre. Il se leva pour arranger le feu. Il réfléchissait à cette journée surprenante qu’il venait de passer avec le Français. Antoine était un type vraiment très attachant ; il faisait tout pour l’accueillir, pour qu’il se sente bien… Dashiell commençait à s’en vouloir d’avoir refusé si sèchement d’en dire davantage sur lui-même. Après tout, il était plus que vraisemblable qu’après cette rencontre, ils ne reverraient jamais. Alors, lui faire quelques confidences… pourquoi pas ?

Dix minutes plus tard, c’est précédé d’une desserte sur roulettes qu’Antoine est revenu. Ses deux étages étaient couverts de plats en faïence ou en argent qui regorgeaient de charcuteries entamées : jambon de pays, saucisses, pâtés, saucissons… Il y avait aussi un demi-poulet froid et du poisson fumé, une grosse boule pain et des fromages et, ruisselant de gouttes d’eau, un seau à champagne dans lequel une bouteille de vin blanc barbotait au milieu de blocs de glace.

— Nous avons de la chance. J’ai croisé la cuisinière dans un couloir. Elle allait se coucher, mais elle a tenu à nous préparer cet en-cas. Alors voilà ! Servez-vous, mon vieux et racontez-moi. Donc, vous avez voulu être artiste. Et… ?

— Et je n’y suis pas arrivé. Voyez-vous, Antoine, je suis né dans une famille riche. La fortune des Stiller est venue de mon grand-père, Darius. Il avait créé une des premières usines de machines-outils à Pittsburgh. Mon père, David Stiller, en a pris la direction en 1910. Pendant la première guerre, il est devenu fournisseur des grands chantiers navals de la côte Est. Il a fait construire une autre usine et il a dû déplacer le siège à New York. C’est là que je suis né. Nous habitions un grand appartement en plein Manhattan, à Gramercy Park. Nous avions un chauffeur et deux ou trois domestiques… Je ne cherche pas à vous impressionner, Antoine. Je veux juste que vous compreniez mon enfance. J’étais fils unique, j’allais dans les meilleures écoles privées ; nous partions en vacances dans le Vermont ou dans notre maison de Long Island… Au lycée, j’étais plutôt bon élève et mon père ne souhaitait qu’une chose : que je reprenne un jour la Stiller Inc. J’étais élevé dans cette idée confortable… Je n’aimais pas le sport, j’étais plutôt timide… En fait, je m’ennuyais. Dans l’année de mes quatorze ans, deux choses importantes sont arrivées. Tout d’abord, on m’a offert mon premier appareil photo. Je me suis découvert, oh ! non pas une passion, mais un intérêt pour la photographie. Je me suis mis à tout photographier, la ville, les fumées, le brouillard sur l’East River, les voitures, mes parents, les domestiques, les gens dans la rue, le ciel… tout. Mes parents étaient heureux que j’aie enfin trouvé ce qu’ils espéraient être une passion.

Quelques mois plus tard, en octobre, c’était la Grande Dépression. Elle est arrivée juste au moment où je commençais à savoir me servir de ma caméra. Ma famille ne souffrait pas de la crise. Le capital de la Stiller était presque entièrement familial et, pour pallier la baisse du carnet de commande, il suffisait à mon père de fermer un atelier ou, au pire, une des trois usines et d’attendre. A Gramercy Park, rien ne changeait… le chauffeur, les domestiques… nous vivions comme avant. Mais il me suffisait de sortir de Gramercy pour voir que la misère était partout. Au début, j’y trouvais même un avantage : photographier les scènes de rue, les files d’attente devant les soupes populaires, les ivrognes expulsés des bars, les clochards allongés sur les bouches de chaleur, c’était autrement plus intéressant que de faire des portraits de ma famille.

Mais à force de me promener dans tous les quartiers de la ville à la recherche d’images, j’ai fini par prendre conscience de l’aspect dramatique de la crise. Ce fut un choc : des millions de gens se retrouvaient dans les rues, sur les routes, sans emploi, sans logement, sans aide. C’était la conséquence des innombrables faillites et des fermetures d’usines. C’était terrible, injuste ! Je me suis mis à lire des journaux progressistes et je suis vite devenu un adolescent révolté. J’ai même assisté à des réunions de la Ligue Communiste. J’étais bien trop jeune pour pouvoir m’inscrire et ils m’ont fichu dehors. Ils ne voulaient pas d’ennuis avec la famille d’un gosse de riches. J’ai commencé à voler un peu d’argent dans le sac de ma mère et puis des bibelots du salon, des livres, des cendriers, des briquets… J’allais les vendre dans la 49ème rue. Avec l’argent, j’achetais des publications de la Ligue ou je le donnais dans la rue, à n’importe quel bonhomme qui pouvait me paraitre pauvre…

Mais mon élan de générosité n’a pas duré longtemps, à peine une année scolaire. Aux vacances d’été, comme chaque année, nous sommes allés dans notre maison de Glen Cove. Je passais mon temps dans ma chambre à lire des livres politiques ou sur la terrasse à bronzer sur une chaise longue en ruminant sur le sort des chômeurs de la grande crise. Je ne faisais plus de photos, je ne parlais à personne.  Je devais être lugubre. Ma mère s’est inquiétée. Elle m’a inscrit dans une école de voile sans me demander mon avis. J’étais furieux, mais j’y suis allé quand même. Et c’est là que j’ai rencontré mon premier amour, ou plutôt mon premier flirt. Patricia… C’était la fille de voisins à nous. Elle était blonde, gaie et sportive. Nous avons passé l’été à faire de la voile, à nous baigner dans les vagues et à flirter dans les dunes. C’est mon côté ténébreux et tourmenté qui avait dû lui plaire. Notre flirt n’est jamais allé très loin. D’ailleurs je ne crois pas que j’étais amoureux d’elle, mais je me souviendrai toujours de ce bel été. J’avais oublié la crise, la Ligue Communiste et les chômeurs sur les routes. Je suis sorti de cet été bronzé, musclé, joyeux, en pleine forme… J’étais redevenu un gosse de riche insouciant… Vous voyez ! Tout ça n’est pas très passionnant, n’est-ce pas ?

— Mais si, Dashiell, au contraire ! C’est passionnant ! Moi aussi, mes parents étaient riches, vous savez, moi aussi j’ai eu mon bel été au soleil, moi aussi à l’automne, je n’étais plus le même, mais… Comparer votre adolescence à la mienne, ça m’intéresse énormément… elles sont tellement différentes… En tout cas, vous venez de me confirmer une chose que je savais déjà : ce sont bien les femmes qui déterminent notre destin.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, il est évident que cet été-là, la jeune Patricia a orienté votre vie. Sans elle, vous seriez peut-être devenu communiste, qui sait ?  Elle a modifié votre destin.

Dashiell n’était pas d’accord et il le dit. S’il avait oublié les convictions généreuses de ses quinze ans, ce n’était pas à Patricia qu’il le devait, mais à sa rencontre avec elle. Elle n’avait rien fait pour qu’il se désintéresse des effets de la crise. Ils n’en avaient seulement jamais parlé. D’ailleurs, elle n’avait aucune conscience politique. Elle ignorait même ses sympathies de l’époque. Elle avait simplement été là, un moment, pour lui changer les idées et le faire profiter de son été et de sa jeunesse. Ce qui l’avait fait évoluer, ce n’était pas elle mais le simple fait de l’avoir rencontrée. Une rencontre avec un vieux pêcheur, un autre garçon, un livre ou même un chien aurait pu avoir sur lui le même effet.

— Vous voyez, Antoine, conclut Dashiell, pour moi, les femmes ne déterminent rien. Elles font juste partie du hasard. Et c’est le hasard qui dicte notre destin.

— Vous vous trompez, mon vieux. Moi je crois que si vous avez changé cet été-là, si vous vous êtes mis à la voile, si vous êtes redevenu un adolescent bronzé et insouciant, c’était pour plaire à Patricia, ou tout au moins pour lui ressembler. Vous vous êtes façonné par rapport à elle. Si, au lieu d’elle, vous aviez rencontré une jeune communiste par exemple, il est probable que vous auriez renforcé vos « convictions généreuses », comme vous dites.

— Je ne sais pas… peut-être. Mais, même si vous avez raison, je veux dire sur le rôle des femmes dans notre vie, vous admettrez que c’est par hasard que nous les rencontrons. C’est donc bien le hasard qui nous commande !

— Vous jouez sur les mots pour avoir le dernier, Dashiell. Il faudra que l’on reparle de ça. Mais en attendant, dites-moi la suite, s’il vous plait.

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