Le Cujas (73)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Septième  partie

(…) J’ai le Lt Stiller sous mes ordres depuis 14 mois. Nous avons été parachutés ensemble sur le Cotentin, on a fait la campagne de Normandie ; on a sauté sur la Hollande, on était à Bastogne en plein milieu de la bataille des Ardennes ; on est entré en Allemagne, on a libéré le camp de concentration de Dachau, et maintenant on vient de prendre Berchtesgaden. Pendant tout ce temps, le Lt Stiller a fait preuve de calme, de réflexion et d’initiative.  J’ai été le témoin direct d’actes de courage et même de bravoure de sa part. C’est un excellent officier en qui j’ai toute confiance. Il a reçu la Bronze Star pour une action décisive en Normandie. Après la Bataille des Ardennes, je l’ai recommandé pour la Silver Star. Il devrait passer capitaine incessamment.

*

Investigations

Je me suis rendu sur place et plus particulièrement sur les lieux de la fusillade. Le terrain est conforme à la description que les témoins en ont donné. Dans le sens de la descente, le dernier virage emprunté par la Jeep est précédé d’une ligne droite de 70 mètres avec le ravin sur la droite. Elle est en surplomb de la section de piste qui se trouve après ledit virage, de telle sorte qu’il est impossible que la Jeep ait pu voir les véhicules du commando Stiller, à plus forte raison de nuit et tous feux éteints. Contrairement aux autres épingles de la série de lacets, la largeur et le rayon de ce virage

sont légèrement plus grands, ce qui explique la grande vitesse de la Jeep française quand elle s’est trouvée en face du commando Stiller. Les traces relevées sur la neige gelée et sur les rochers montrent que la Jeep est sortie de la piste 12 mètres après la fin du virage. De la même manière, on peut situer le point de stationnement de la Jeep du Lt Stiller à 55 mètres de la fin du virage.

Là où la Jeep française est sortie de la piste, le ravin est très abrupt et une descente à cet endroit n’était pas réalisable de nuit comme de jour. Par contre, à l’endroit où devait se trouver le deuxième Sherman, prend naissance un sentier de randonnée qui descend jusqu’au torrent au fond du ravin. Ce sentier, s’il avait été découvert par les hommes du Lt Stiller, leur aurait permis d’atteindre la Jeep accidentée dans d’assez bonnes conditions de sécurité, même de nuit.

Il m’a été rapporté, mais je ne l’ai pas constaté par moi-même, que la Jeep portait un impact de balle sur sa calandre et trois autres sur son flanc droit. 

Informations reçues du Commandement français

Au moment de rédiger les conclusions de ce rapport, j’ai reçu du Col Marchais, aide de camp du Gal Leclerc, les informations qui suivent.

Les occupants de la Jeep française étaient le Lt Antoine Bompar de Colmont, 31 ans et le Cpl Alex Melki, 24 ans. Le 5 mai en fin d’après-midi le Lt Bompar avait reçu du LCol de Clavières, commandant du Groupe Tactique V, mission de prendre possession du Nid d’Aigle et d’y planter les couleurs françaises. Par contact radio à 1900, il avait informé du succès de sa mission et de son intention de redescendre à Obersalzberg en début de soirée. Le rapport du Médecin-Col Bernard précise que le Lt Bompar est mort des suites d’une hémorragie externe. Le Cpl Melki est dans un état grave ; il souffre de fractures multiples du bassin, d’une fracture d’une cervicale et d’un éclatement du foie.

 Analyse

Les témoignages et les traces relevées au sol et sur la Jeep française permettent de conclure avec certitude ce qui suit :

1- C’est bien un tir ami déclenché par le commando du Lt Stiller qui a provoqué la chute de la Jeep du Lt Bompar dans le ravin.

2- L’officier commandant le commando de reconnaissance ignorait la présence de personnel français sur la piste du Kehl Stein. 

3- A supposer que les phares de la Jeep US et du char aient été allumés avant la sortie de piste, ce qui n’est toutefois pas réellement établi, il est surprenant qu’aucun des témoins, et en particulier le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski, n’ait reconnu une Jeep dans le véhicule qui descendait la piste, que ce soit avant, pendant ou après les tirs. En effet les Jeeps utilisées par les armées françaises sont les mêmes que celles des armées US. Après des mois de combats aux côtés des Forces Françaises, les membres du commando ne pouvaient l’ignorer et confondre une Jeep avec un véhicule ennemi.

4- La Jeep du Lt Bompar a quitté la piste à 12 mètres du virage et à 43 mètres (55-12) de l’endroit où se tenait le Lt Stiller

5- La faible distance entre la fin du virage et la sortie de piste montre que le feu a été déclenché dès que la Jeep est sortie de l’épingle à cheveu. Il est donc inexact d’affirmer comme l’ont fait certains témoins que la Jeep fonçait sur le commando sans faire mine de vouloir s’arrêter. Si le tir n’avait pas eu lieu, elle aurait encore disposé de plus de 40 mètres pour le faire, ce qui aurait été suffisant.

6- Le Lt Stiller a déclenché le tir avec précipitation, par manque de sang-froid, sans laisser le temps au conducteur du véhicule non encore identifié de tenter de s’arrêter devant le barrage que constituaient sa Jeep et le Sherman.

De ce fait, le Lt Stiller doit être considéré comme responsable de la sortie de route de la Jeep et donc de la mort de l’officier français et des blessures de son compagnon.

Il est également regrettable que le Lt Stiller ait renoncé trop tôt à sa tentative d’atteindre le véhicule accidenté, d’autant plus qu’un sentier praticable se trouvait à proximité qui aurait permis d’atteindre la Jeep accidentée et peut-être de stopper l’hémorragie du Lt Bompar et de sauver sa vie. On peut penser que si le Lt Stiller avait compris que le Jeep était française, il aurait persévéré dans sa tentative de descendre dans le ravin. 

Autres éléments à considérer éventuellement

Tels sont les éléments factuels que j’ai pu recueillir. Je me permets de soumettre à la réflexion de la commission les éléments suivants :

1- Il est établi que le tir du Lt Stiller a été irréfléchi, instinctif, mais on peut considérer qu’il n’en aurait pas été de même si le comportement du Cpl Melki avait été différent. Il apparait évident que le Lt Stiller a tiré pour protéger lui et ses hommes. Cela fait partie des tâches et même des devoirs qui incombent à un officier, particulièrement en temps de guerre et en territoire ennemi. C’est ce qu’ont appris à cet officier 11 mois de combats presque continus, en Normandie, en Alsace, dans les Ardennes, dans la Ruhr puis en Bavière.
En d’autres lieux, on aurait dit qu’il avait agi en état légitime défense.

2- En envoyant un officier investir le Nid d’Aigle sans en avertir le commandement américain, le commandement français a agi avec légèreté et chauvinisme, attitude peu compatible avec le code de bonne conduite qui doit régner entre armées alliées, particulièrement en temps de guerre et en territoire ennemi. Si le Maj Winters avait été mis au courant de la tentative française, il n’aurait probablement pas envoyé le commando Stiller ou, tout au moins, il l’aurait averti de la présence probable de français au Nid d’Aigle ou sur la piste. Or, dans ses consignes, le Maj Winters n’a évoqué que la présence possible d’Allemands.

3- De la même manière, le commandement américain a envoyé précipitamment sur le terrain une mission reconnaissance sans avoir cherché au préalable de renseignements sur les positions ennemis, mais aussi sans en informer le commandement français alors que, depuis leur entrée de conserve en Allemagne, le 501e et la 2ème DB avaient progressé ensemble. L’eût-il fait, on peut raisonnablement supposer qu’il aurait alors été informé de la mission du Lt Bompar.

4- Dès le début mai, la conquête du Nid d’Aigle ne présentait plus d’intérêt stratégique ni même tactique, la résistance allemande ayant pratiquement disparu depuis l’annonce de la mort d’Hitler. Il s’agissait donc, tant pour les Américains que pour les Français d’un acte purement symbolique, destiné sans doute à contrebalancer la prise de Berlin par les troupes russes. Sans sous-estimer l’importance de ce symbole, on peut regretter que l’esprit de secret et de rivalité qui a régné entre les deux armées à cet instant de la guerre ait créé les circonstances qui ont conduit à ce tir ami indirectement mortel.

A Berchtesgaden, le 7 mai 1945
Cpt Derek Bronski

Bientôt publié

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