Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 8-2

Ayant reçu de sa part une donation appréciable, le Musée National Archéologique d’Athènes le nomma Chargé de Recherches sans plus de précision, lui laissant carte blanche sur l’objet des dites recherches et sur leur exécution, à la condition qu’il prit lui-même tous les frais à sa charge. C’est pourquoi en ce beau jour d’hiver 1900, Timothy Grantham dormait dans une calèche arrêtée sur la place Syntagma.

Chapitre 8-2  –  Timothy Grantham
Noël 1900

—Sir ?

Une main gantée de blanc lui secouait doucement l’épaule.

—Welcome to the Megali Britannia Hotel, Sir ! Sir ?

C’était le portier de l’Hôtel de Grande Bretagne qui tentait respectueusement de le réveiller. A partir de cet instant, pour Timothy, tout redevint britannique et facile. Construit une cinquantaine d’années auparavant, le seul et unique palace d’Athènes venait d’être entièrement rénové et équipé de tout le confort moderne. Bien installé dans sa suite, après avoir pris un long bain très chaud suivi d’une courte douche froide, assis devant une agréable tasse de thé et quelques scones, Timothy venait de décider de prendre quelques jours de repos avant de se rendre au Musée pour la première fois quand un léger coup fut frappé à la porte de sa chambre. Un pli apparut sur le parquet. C’était une brève note tracée d’une écriture pressée sur le papier à en-tête du directeur du Musée National Archéologique :

Mister Grantham, bienvenue à Athènes.
Un événement de la plus haute importance nécessite notre présence immédiate à Nauplie. Soyez demain matin à 7 heures au port du Pirée quai numéro 5.  
           Apollo Velestinos.

Et c’est ainsi que, seize heures après avoir débarqué au Pirée, Timothy Grantham y reprenait un bateau vers le Péloponnèse.

Les découvertes d’Anticythère confisquées au propriétaire de l’Agios-Manolis avaient été installées dans la grande salle de la mairie de Nauplie, où elles étaient gardées en permanence par deux soldats de la garnison voisine. Tim et ses trois collègues du musée venaient de passer deux jours à les examiner. Sans être exceptionnelles, et bien qu’on hésitât encore un peu entre une origine grecque ou romaine, ces trouvailles étaient très intéressantes. Ce qui était certain, c’est qu’elles fourniraient des mois de travail aux équipes du Musée d’Athènes pour les nettoyer, les examiner, les décrire et les répertorier. Viendraient ensuite les articles spécialisés, les conférences de présentation, et finalement l’installation dans les vitrines du musée accessibles au grand public.

En ce troisième matin à Nauplie, Timothy avait abandonné ses travaux pour quelques heures. Il avait fait préparer un piquenique par sa logeuse et, muni d’une autorisation exceptionnelle du commandant de la garnison, il avait gravi le chemin de ronde des remparts de la ville, à pic au-dessus de la mer. Arrivé en haut, il s’était assis de coté sur un créneau et, appuyé contre la muraille, au bord du vide, agréablement réchauffé par le soleil d’hiver, il regardait autour de lui le vaste paysage. Vers le Sud, l’eau bleu profond de la baie de Nauplie s’étalait entre deux côtes rocheuses, l’une aride et l’autre couverte de pins parasols ; vers le Nord, se dressait la forteresse d’Argos, construite autrefois sur les vestiges du château achéen ; plus loin on distinguait à peine la vague silhouette de la colline de Mycènes où avait régné Agamemnon, le roi des rois. Tout en observant ces paysages homériques, le jeune anglais pensait à l’incroyable chance qu’il avait eu de rejoindre l’équipe de recherche de l’un des musées archéologiques les plus riches du monde au moment même d’une découverte majeure. Parti sous de tels auspices, son séjour en Grèce ne pourrait être que passionnant.

—Kalimera !

Plongé dans ces agréables pensées, Timothy Grantham n’avait pas vu venir le jeune homme qui le saluait timidement. Il sursauta si vivement qu’il manqua de tomber du haut du rempart. Suivirent quelques instants de confusion où des excuses désolées bredouillées en grec croisèrent des questions offusquées prononcées en anglais. Puis, à l’aide de la dizaine de mots anglais que connaissait l’un et du petit manuel de conversation grecque que possédait l’autre, les deux hommes parvinrent à mettre au point un langage commun et, tout en partageant les sandwiches et le vin résiné du piquenique, ils arrivèrent peu à peu à se comprendre. Au début de leur conversation, Tim resta méfiant, car il n’était pas certain de ne pas avoir affaire à un proxénète ou à un escroc quelconque déguisé en pêcheur. Mais bientôt, grâce aux petits croquis que Kallistos dessinait sur le carnet de note de l’anglais, Tim se montra de plus en plus intéressé. Comme la nuit tombait, ils redescendirent ensemble jusqu’au port.

Alors, en prenant garde à ne pas être vus ensemble, Tim a suivi Kallistos de loin jusqu’à la remise aux voiles des Kolonakis. A l’intérieur de la petite baraque, éclairé par une lampe tempête, il a sorti l’objet de son berceau de vieilles toiles. Il l’a tourné et retourné délicatement entre ses mains.
Il a tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas d’un vieil instrument de navigation comme le croyait son nouvel ami grec. Il a examiné les différents rouages bloqués par la rouille et les coquillages. Il a sorti de sa poche de veston une petite loupe et une petite brosse qu’il a doucement passée sur l’objet. Trois caractères sont apparus, gravés dans la masse. Alors, il s’est mis à penser à toute vitesse …ces caractères font partie de l’alphabet ionien ; ils datent donc l’objet d’au moins une centaine d’années avant  notre ère, probablement de la même époque que les éléments de statue confisqués au receleur…bien sûr, l’allure générale de l’objet fait penser à l’astrolabe  d’Hipparque que j’ai vu l’année dernière au musée Whipple de Cambridge… s’il s’agissait d’un deuxième exemplaire de cet instrument, ce serait déjà une découverte sensationnelle…mais le nombre de rouages parait bien plus important et leur imbrication bien plus complexe… Il se prend alors à imaginer qu’il pourrait s’agir du dernier astrolabe fabriqué par le savant de Rhodes à la fin de sa vie, cet exemplaire mythique que Cicéron avait évoqué dans une lettre à Octave : « un instrument tellement rempli du génie d’Hipparque que, s’il n’avait pas été perdu à jamais, il aurait transformé la science de l’étude des astres et les techniques de la navigation ».

Quelques minutes plus tard, Timothy Grantham avait acheté l’astrolabe à Kallistos pour un prix tel qu’ils avaient l’impression, l’un comme l’autre, d’avoir conclu l’affaire de leur vie. En emportant sous son bras le précieux objet enveloppé dans un bout de voile, Timothy se demandait s’il allait ou non informer ses collègues de sa découverte. De son côté, Kallistos se demandait s’il allait avouer à son frère Ioannis le véritable prix de vente du vieux machin rouillé.

Fin du chapitre 8

 

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