Paris ! À nous deux (6-1) – Début novembre, un samedi matin…

Pas tout à fait dix heures. Il fait le temps que j’aime ; devinez : beau et presque frais.
Il m’a fallu tourner longtemps avant de trouver d’abord un début de débit qui veuille bien me vendre, à emporter, un café et un croissant. Ce n’est qu’au delà de mon kilomètre légal à cette époque, à l’angle de la rue de Seine et de la rue de Buci, que j’ai pu trouver une antenne de Paul en train d’ouvrir son superbe rayon de viennoiserie. Je n’en demandais pas tant.
— Juste un café et un croissant… pas un qui soit chaud s’il vous plaît ! Euh… le croissant, pas le café !
De l’autre côté du présentoir, sous son masque, la forte antillaise éclate d’un rire joyeux.
La journée commence bien. J’ai mon café, mon croissant et mes deux attestations de sortie qui me permettront de tenir la matinée. Reste à trouver un endroit pour s’assoir.
Je pense alors au square qui est sous le clocher de St Germain. Il faudrait pour cela que je tire un peu plus sur l’élastique qui m’attache encore à mon coin de rue.
C’est risqué, non ? Et s’il y avait un contrôle ? Allez ! Il y a des jours où il faut savoir affronter le danger. J’y vais.

La courte rue de Bourbon le Château, la rue de l’Abbaye, et voilà le square. Les jeunes générations disent “le parc”. Tout petit, le parc. Cinq cents mètres carrés peut-être. De nos jours, on a les parcs qu’on peut : autrefois, on aurait dit un jardin, mais bon. Un peu fouillis le jardin. Les traditionnels bancs verts forment le cercle autour d’un massif central — amusant, ça, le massif central. Un grillage de guingois protège un buste de femme dédié à Apollinaire, deux poubelles disgracieuses entourent la porte à battants, les bancs sont souillés de guano (les pigeons de Saint Germain auraient-ils été remplacés par des mouettes ?). Un panneau tout neuf mais de style Ballard me dit que je suis dans le square Laurent Prache. Je me demande un instant qui pouvait être ce monsieur Prache : un échevin du XVIème (siècle), un résistant du VIème (arrondissement), un zazou existentialiste ? Quand je ressortirai, un obligeant panneau m’apprendra que Laurent Prache (1856-1919) est un ancien conseiller municipal de Paris. Je n’était pas si loin avec mon échevin. Mais qu’a donc pu faire Prache pour mériter un tel honneur, son nom donné à un jardin qui, même s’il n’est pas un parc, est quand même pas mal situé ?

Le clocher de Saint-Germain domine le jardin. Sous le clocher (et sur un banc), un homme est assis. Un chien est assis sur l’homme. L’homme lit un magazine au papier glacé. Le chien, non. Il en profite pour baver en me regardant finir mon croissant. Tout à coup, il saute des genoux de l’homme et s’approche de moi, espérant sans doute un peu de viennoiserie. Il tente de se faire passer pour un Labrador en penchant la tête et en me regardant avec des yeux tristes. Mais je ne me laisse pas attendrir, j’ai bien vu qu’il n’était pas Labrador. C’est un Bulldog noir ; je serai sans pitié. L’homme s’approche à son tour, espérant sans doute un peu de conversation. Il me dit :
— Lakmoufaivadadantle !
Cet homme n’est pas d’ici.
— Désolé, dis-je. Je ne parle pas votre langue.
— Lakmoufaivadadantle ! répète-t-il, heureusement sans s’énerver.
— Moi pas comprendre…
Alors, l’homme enlève son masque et articule :
— Le cœur est dans le ventre !
— Ah oui ! Bien sûr ! Naturellement ! prononcé-je d’un air poli mais peu convaincu.
J’espère que c’est à son chien qu’il s’adresse quand il dit :
— Bon, allez, Toto ! C’est l’heure de rentrer se coucher !
Il remet son masque, tourne les talons et s’éloigne en parlant, très probablement,  à son chien :
— Scravoutchmanikarikon…
Le reste se perd dans l’éther.

(à suivre)

 

 

 

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