(…)J’espère que c’est à son chien qu’il s’adresse quand il dit :
— Bon, allez, Toto ! C’est l’heure de rentrer se coucher !
Il remet son masque, tourne les talons et s’éloigne en parlant à son chien :
— Scravoutchmanikarikon…
Le reste se perd dans l’éther.
De l’autre côté du square, un clochard se lève du banc diamétralement opposé au mien. Les jeunes générations ne disent plus clochard. Ils préfèrent dire SDF. Ils pensent sans doute que les acronymes, ça tient plus chaud l’hiver. L’homme est propre et apparemment bien couvert. S’il était un peu plus jeune, un peu moins voûté, et si ce qu’on aperçoit de son visage à travers sa barbe était moins couperosé, on pourrait le prendre pour un campeur sauvage viking comme on en voit en été. Mais non, il est bien d’ici. Pendant que je discutais avec le Volapük, je l’observais du coin de l’œil coller une flasque à ses lèvres et boire à petits traits. Il rajuste
son sac à dos et s’en va.
Bon. Il est temps que je me rapproche de ma zone de confort. Je me lève à mon tour et sort sur le parvis de Saint Germain des Prés. Le boulevard est désert. Déserte aussi la rue Bonaparte avec toutes ses boutiques fermées, sauf l’ignoble pharmacie de l’angle de la rue du Four, ouverte bien sûr, mais presque vide de clients pour cause de manque d’autocars asiatiques.
Tiens ! Au bout de la rue, Pierre Hermé est ouvert : quelques macarons feront bien dans le tableau du retour du promeneur solitaire.
Et maintenant, l’apothéose, l’épiphanie toujours renouvelée, la surprise habituelle : je débouche sur la place Saint Sulpice ! Je fais face au soleil et la lumière éblouissante m’empêche de voir la fontaine en contre-jour. Je m’approche et sa silhouette se détache, noire sur le blanc du ciel. Les vapeurs d’eau qui s’en échappent flottent un instant en un léger brouillard qui plane vers la Mairie sans parvenir pourtant à traverser la rue Bonaparte. Un banc m’accueille.
C’est drôle cette énorme église qui compte quand même parmi les plus laides de Paris, et cette place qui est l’une des plus belles, peut être la plus belle. Un bruit de torrent couvre tous les autres. On n’entend plus les pigeons — vos gueules les mouettes ! — ni les motoconnards. À cette heure, ils doivent encore cuver leur Kanterbrau. Mais assez d’aigreur. Admire le paysage, mon gars, apprécie le moment ! Reste un peu sur ton banc et regarde.
Une petite fille… elle a cinq ans peut être. Longs cheveux blonds, blouson blanc, jupe blanche, casque bleu, coudières et genouillères bleues, gants bleus. Elle est chaussée de roller-blades bleus. Tout ce qui est bleu est neuf, c’est évident. D’ailleurs, sa mère qui la suit en poussant un landau, porte le sac Décathlon que le magasin du Boulevard Saint Germain leur a offert pour emporter leur achat de ce matin. La petite fille blanche aux patins bleus tourne et tourne autour de la fontaine ; elle passe et repasse devant moi ; elle tombe et retombe, et retombe encore, dans toutes les positions possibles ; on dirait que ses jambes peuvent se plier dans tous les sens ; pas un cri, pas un pleur, pas une plainte ; elle se relève à chaque fois, reprend son instable équilibre et parcours encore quelques mètres avant de retomber pour repartir encore. Entêtement, acharnement, courage, ténacité, volonté ? Je pense que, si elle arrête un jour de tourner autour de la fontaine, cette petite fille ira loin.
Quant à moi, il faut que je pense à rentrer car ma seconde attestation arrive à son terme. Faut quand même rester prudent et savoir renoncer à l’aventure avant qu’il ne soit trop tard. Je remonte la rue Férou et j’entre au Luxembourg pour la dix millionième fois. Je traverse le parc — malgré son prénom de jardin , le Luxembourg mérite largement cette appellation — face au soleil, au milieu des feuilles mortes et des adeptes du Tai-Chi. Mais j’ai déjà raconté ça dix fois.
Et puis ça va être l’heure de déjeuner.
Chère Lariegeoise,
Déçu de te décevoir, mais il faut savoir ceci :
J’ai plusieurs costumes et celui que j’avais revêtu pour ce nouveau » Paris à nous deux » n’était pas celui du feuilletoniste qui se doit de tenir en haleine le lecteur et de lui fournir à la fin la solution de tous les mystères qu’il a soulevés pour ce faire. (Voir les fusils de Tchekov).
Mon costume de ce jour-là, c’était celui de chroniqueur, j’aurais aimé être Vialatte on le sait bien, celui d’observateur parfois critique, mais ce jour-là bienveillant. Cet écrivant-là (écrivant est un terme qu’on utilise volontiers et en toute fausse modestie dans les ateliers d’écriture) n’a pas à expliquer tout ce qu’il voit et qu’il ne comprend d’ailleurs pas forcément, il a simplement à en rendre compte dans des termes qui feront peut être se dire au lecteur : tiens, j’ai déjà vécu ou ressenti cela. (Voir Barthes et Proust)
Quant à mon observation de la petite fille, je me suis senti moins en danger dans mon attitude d’observateur neutre que si j’avais, comme mon instinct de grand père aurait pu m’y pousser, tenté de la relever, ou si, comme mon penchant naturel à la rigolade m’y engageait, je m’étais carrément esclaffé à chaque fois que la petite s’étalait par terre, car il faut le dire, c’eut été tentant, pour un autre s’entend.
Déçue que je suis! Rare que l’on reste en plan dans ce journal, quand il feuilletone: certes Mr Prache est sorti de son anonymat , mais j’attendais une suite paipitante , une explication ,: l hurluberlu et son chien, qui etait il? Ou allait il? Son volapuk était-il l’annonce d’un nouveau jeu littéraire?
C’ est vrai qu’on nous a prévenus le recréation est finie….
De plus à découvrir ce matin un homme seul , sur son banc , regarder tomber une petite fille blanche, j’ai frémi : à quelles foudres fanatiques du politiquement correct avait il échappé.: c’est dangereux non de regarder les petites filles en ces temps d’intolérance généralisée?
Ah ce SDF ! Même s’il aurait sans doute aimé boire un canon, c’est bien UNE flasque qu’il
colle à ses lèvres.