Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 9

Chapitre 9 – Seirina
Printemps 1902 

Il était à peine minuit, ce samedi soir au To Doxeio. Il faisait de plus en plus chaud dans le cabaret où les bouzoukis jouaient depuis plus d’une heure. Quatre hommes dansaient au milieu des tables en se tenant par les épaules et en regardant le sol. Petit à petit, le rythme se fit plus rapide et la musique plus forte. Quelques femmes rejoignirent les danseurs sur la piste. Une première assiette vint se briser sur le sol au milieu d’eux. Ce fut le signal et tout le monde se mit à projeter violemment à terre tout ce qui pouvait se casser : plats, carafes, assiettes, verres. La salle était maintenant remplie de cris, de fumées, de chants, d’éclats de faïence, de lourde musique, de rires, et de vapeurs de vin renversé. Au milieu de cette folie, un vieux serveur passait entre les danseurs et balayait les débris, calmement, comme s’il avait été seul dans une salle déserte et silencieuse.

Lorsque le rythme atteignit une cadence infernale que plus personne ne pouvait suivre, la musique s’arrêta brutalement. Après un instant d’hésitation, quelques rires et quelques applaudissements, les danseurs rejoignirent leurs tables en s’essuyant le front et en décollant de leurs poitrines leurs chemises trempées de sueur. C’est alors que Timothy Grantham entra dans la salle. Il était accompagné de Valerios Doxiadis, l’un de ses collègues du Musée d’Archéologie, mais Seirina ne vit que lui. Sa taille, sa fine moustache, ses longs cheveux blonds le rendaient déjà unique parmi tous les hommes présents ce soir-là dans le cabaret. Son pantalon beige rentré dans de hautes bottes de cuir fauve, sa redingote marron foncé portée sur un gilet chiné, sa chemise blanche à col haut, sa canne et le chapeau de chasse qu’il tenait à la main firent qu’elle, la fille facile de Plaka, elle le prit pour un prince. Elle le regarda s’installer à la meilleure table que le patron venait de dégager pour les deux arrivants de marque. Puis elle sortit dans la rue, marcha quelques instants pour se rafraichir et reprendre un teint moins vif, arrangea ses cheveux, et remit son corsage en place. Elle était prête. Elle rentra dans la salle, saisit au passage une carafe d’eau et se dirigea droit vers la table de Timothy. Arrivée à un mètre de lui, elle trébucha et renversa la cruche sur la veste de l’anglais en s’affalant sur ses genoux.

Une semaine plus tard, elle s’installait chez lui.

C’était un peu plus d’un an avant cette soirée au Doxeio que Timothy Grantham avait décidé qu’il était temps pour lui de quitter le Megali Britannia. Ce n’était pas le prix du palace et de son merveilleux confort à l’anglaise qui l’avait décidé à s’en aller, car sa fortune était toujours imposante. Elle croissait même chaque jour grâce à la gestion audacieuse du cabinet Johnson, Johnson and Johnson, qui, par suite du décès du fondateur et de l’entrée d’un nouvel associé était devenu le Cabinet Johnson, Johnson and Schrameck. Non, l’argent n’avait rien à voir dans cette décision. En réalité, le jeune chercheur en archéologie avait besoin d’espace et de discrétion, toutes choses que l’Hôtel de Grande-Bretagne ne pouvait lui offrir qu’en quantité limitée.

Après son incroyable achat dans le port de Nauplie, Timothy avait hésité une partie de la nuit entre garder l’astrolabe pour lui tout seul ou l’exhiber à ses collègues dès le lendemain matin. S’il gardait l’instrument, il pourrait mener ses recherches comme il l’entendrait et acquérir peut-être un jour une gloire personnelle immense. Oui, mais il récolterait en même temps un opprobre général et probablement définitif de la part du monde scientifique. S’il rendait public son achat, il devrait remettre immédiatement l’objet au musée et ne serait plus maitre des recherches qui suivraient.  Oui, mais il serait congratulé pour sa trouvaille et sa rigueur morale. Il réfléchit longuement et finit par se dire que, puisqu’on était en Grèce, pays des compromis subtils et des délicates prévarications, il trouverait toujours un arrangement pour se faire nommer responsable de la future équipe de recherche sur l’astrolabe, en tant que premier découvreur de l’objet et chercheur aux moyens financiers personnels illimités. Il choisit donc d’être honnête et annonça sa découverte.

Il fut tout naturellement nommé Directeur des recherches sur l’astrolabe d’Anticythère. Il établit alors un programme qui démontrait qu’il n’avait aucun besoin d’assistant et commença à travailler dans l’un des ateliers du musée. Le local était inconfortable et mal pratique. Situé en sous-sol, il ne prenait la lumière que par un petit soupirail. Il y faisait froid en hiver et étouffant en été. Moyennant une nouvelle donation, Timothy obtint l’autorisation de créer, à ses frais, un atelier à l’extérieur du musée. Il trouva facilement une grande maison à louer à mi-hauteur du Lycabette. Il installa son logement au premier étage et son grand bureau-laboratoire au second. Pour pouvoir enfin travailler dans de bonnes conditions, il ne lui restait plus qu’à engager un couple de domestiques qu’il pourrait loger au rez-de-chaussée, sous la terrasse.

Son laboratoire est maintenant bien installé, bien équipé. Il est même confortable, de ce confort britannique feutré où un grand canapé Chesterfield tout neuf voisine avec un secrétaire Regency ou une table Chippendale sur lesquels sont posés quelques appareils scientifiques rutilants de cuivre et de verre. Pourtant, les recherches de Timothy n’avancent pas. Impressionné par l’importance de ce qu’il pressent, il hésite à se lancer et se complait dans des travaux préparatoires. Il a commencé par faire venir de Londres deux de ces appareils photographiques que les successeurs de feu William Talbot ont lancé en concurrence de ceux de Monsieur Daguerre. Depuis que les deux boites noires sont arrivées, il s’exerce à photographier les objets de son laboratoire sous tous les angles et dans toutes les conditions de lumière possibles. Il se rend aussi très souvent dans les petites boutiques obscures de Plaka ou du Pirée pour y trouver des vieux objets rouillés sur lesquels il expérimente des techniques de nettoyages mécaniques et chimiques. En dehors de ces travaux pratiques, il tourne autour de sa machine et prend des multitudes de notes, de croquis et de clichés.

Et pendant ce temps, Seirina s’ennuie.

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *