Le Cujas (25)

C’était devenu un ami pour Antoine. Il en parlait avec chaleur, avec émotion. Avec ses idées simples, ses certitudes bien ancrées et son incroyable bonne humeur Guersant lui avait remonté le moral. Antoine m’a dit : « C’est drôle, en deux ou trois semaines, Guersant m’est devenu plus cher que beaucoup de mes amis. C’est lui qui m’a redonné l’énergie qui m’a permis de tenir encore un an. Il doit être mort aujourd’hui… je n’ai jamais vu son visage. »

 

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Huitième partie

— Sa deuxième évasion ? C’est pendant une corvée dans la ville de Nuremberg, je crois, mais il ne m’en a jamais vraiment raconté les détails. Avec un kommando d’une vingtaine de prisonniers, il travaillait depuis des mois dans la propriété d’un industriel de la ville. Ça lui avait permis de repérer les lieux. Il avait pu aussi y voler du papier et de l’encre pour se faire fabriquer au camp une fausse pièce d’identité et un ausweiss. J’ai compris qu’au moment de l’appel pour rentrer au camp, il avait pu sauter le mur et plonger dans la rivière qui le longeait. Les soldats avaient vite abandonné les recherches, sans doute persuadés qu’il s’était noyé dans l’eau glacée. Il avait dérivé jusqu’à la nuit et puis, dans un abri de jardin, il avait trouvé des vêtements civils qui lui avaient permis de sortir des faubourgs sans être repéré. Mais ses faux papiers étaient devenus inutilisables à cause de leur séjour dans l’eau. C’est beaucoup plus tard, du côté de Stuttgart, qu’il avait pu s’accrocher sous ce train en direction de Paris.

— Je ne crois pas qu’il ait écrit de journal pendant sa captivité. Je sais, il parait que beaucoup le faisaient, mais lui, non. « Qu’est-ce que j’aurais pu raconter ? disait-il. Je n’ai rien fait d’héroïque. Et puis quel intérêt y aurait-il eu à écrire mes petites faiblesses et mes coups de cafard ? Quand elles arrivent, ce sont des choses qu’on garde pour soi. » Non, je vous l’ai dit : ce n’était pas son genre. Et s’il avait écrit un journal, je suis certaine que je le saurais…
Dites-moi, Dashiel, vous n’avez pas faim ? Allons déjeuner, voulez-vous ?

***

Antoine avait perdu vingt kilos. Les camps, le cachot, la fuite, le froid, l’insuffisance de nourriture, tout cela l’avait physiquement démoli. Une méchante fièvre le prenait tous les soirs. La Comtesse et moi, nous l’avons mis au repos forcé pendant tout un mois. Nourriture abondante et saine, siestes à l’ombre des terrasses, longues promenades sous les pins… Antoine reprenait des forces. Pourtant, il demeurait incapable de me faire l’amour. D’ailleurs, au bout de quelques jours, il me demanda de faire chambre à part.
Au bout d’un mois, Antoine allait un peu mieux et le Comte voulait réorganiser la vie à Vauvenargues autour de lui en l’impliquant chaque jour un peu plus, d’abord dans la gestion des vignes, puis bientôt dans la Résistance…

Ah oui ! C’est vrai, je ne vous en ai pas encore parlé. Eh bien, voilà. Un peu plus d’un an après notre retour à Vauvenargues, vers la fin du mois de novembre 41, un soir, le Comte nous a réuni dans la grande salle à manger. Il y avait mon cousin Jean de Prosny qui était monté d’Aix, mon beau-père le Comte, son épouse, Auguste Bonardi, l’un de nos fermiers, et son fils Pascal, le docteur Bonenfant, le médecin de Vauvenargues, deux employés du barrage Zola et quelques autres personnes dont j’ai oublié les noms. Mario était là aussi, et moi, bien sûr. Nous devions être une douzaine. Le Comte nous a demandé à tous de nous asseoir autour de la table, ce qui était tout à fait exceptionnel. Il a dit qu’un mouvement de Résistance avait pris contact avec lui. Le réseau s’appelait Combat, il était apolitique et rassemblait des gens de tous les horizons. Pour Combat, il n’était pas question pour le moment de commettre des attentats ou des sabotages, mais il y aurait quand même des risques à courir. Il s’agissait d’accueillir des armes et des agents arrivant d’Afrique du Nord par bateau et de les conduire à travers la Provence jusqu’au-dessus de Manosque. Là, ils devaient être pris en charge par d’autres résistants qui leur feraient franchir la ligne de démarcation. A titre personnel, lui et Jean de Prosny avaient accepté de participer à ces opérations et il demandait aux hommes présents de se joindre à eux. Ceux qui ne le souhaitaient pas devaient quitter la table et se retirer. Il était certain qu’ils sauraient garder le silence sur cette réunion.
Personne n’a quitté la pièce et le Comte a poursuivi avec quelques détails sur la prochaine opération, une cargaison d’armes à recevoir dans une calanque de Cassis.
J’étais étonnée que mon beau-père s’engage dans de telles actions. Jusque-là, il m’avait plutôt semblé soutenir Pétain. D’ailleurs, il se moquait souvent de De Gaulle, « cet arrogant petit général sans particule ni emploi qui avait fui dans les bras de cette girouette politique et va-t’en guerre de Churchill ». Plus tard, j’ai su que c’était à Prosny qu’il devait sa révolution intérieure. C’est lui qui lui avait fait prendre conscience des lâchetés du gouvernement de Vichy et de ses compromissions avec le régime Nazi. Prosny pensait qu’il fallait s’opposer à Vichy, par patriotisme sinon par humanisme. « Le seul moyen pour ça à cette heure, disait-il, c’est la Résistance. Bien sûr, elle est plus efficace en zone occupée, mais même en zone libre on peut et on doit faire quelque chose. Aider au débarquement d’armes, c’est utile et c’est un début… en attendant mieux. »
Pendant un an, notre petit groupe a participé à une dizaine de transports d’armes entre la côte et la Haute Provence. Les hommes descendaient jusqu’à Cassis en bicyclette et en camion. De nuit, ils accueillaient les bateaux dans une calanque et remontaient par petits groupes chargés d’armes à travers la montagne. Ma belle-mère et moi, et aussi la fille ainée des Bonardi, nous portions aux alentours les messages que nous faisait passer le chef local de Combat, un notaire franc-maçon de Saint-Cannat. Les risques n’étaient pas bien grands, mais je trouvais tout ça très excitant. Une fois, quand même, j’ai accompagné deux pilotes anglais de Vauvenargues jusqu’au Cap Canaille. J’étais très fière de moi.
Tiens, regardez qui vient d’entrer dans le restaurant. C’est Simone, Simone de Beauvoir ! Vous ne connaissez pas ? C’est un écrivain. Elle est la compagne de Jean-Paul Sartre, aussi. Sartre, vous connaissez ? Oui, quand même.

— Beauvoir ? C’est celle qui s’installe sur la banquette, la femme brune avec les cheveux relevés. L’autre, la petite jeune là, je ne sais pas qui c’est. Sans doute une de ses amies du moment. Bon, Dashiel, il faut que vous m’excusiez un moment ; je dois dire un mot à Simone. J’en ai pour cinq minutes. A propos, cela vous dirait de rencontrer Sartre ? Oui ? Je vais voir ça.

— Et voilà ! Ça marche ! Nous sommes invités après-demain rue Bonaparte. Simone organise une soirée de lecture de quelques pages de son dernier bouquin sur le féminisme. Jean-Paul sera là, bien sûr. Camus aussi, peut-être. Boris, Gréco, Gallimard, toute la bande surement… Pour vous, il devrait y avoir matière à un article, non ? Vous êtes content ?

— Oui, je sais, Antoine, toujours Antoine… Bon. Donc, nous sommes à Vauvenargues. Physiquement, Antoine va mieux, mais je m’aperçois de plus en plus qu’il est moralement détruit. D’un jour à l’autre, il passe d’une humeur taciturne, agressive parfois, à une exubérance que personne ne lui avait connue auparavant. D’un seul coup, il se met à parler beaucoup, il affecte la bonne humeur, il plaisante continuellement. Mais c’est toujours sur le mode ironique… cynique même. Il me parle comme à une enfant. Il passe des journées entières à lire dans cette fichue cabane dans les arbres. Parfois même, il y passe la nuit. Un soir, pendant le diner, le Comte est excédé par l’attitude de son fils. Sèchement, il lui demande ce qu’il compte faire contre les Allemands, continuer à apprendre Balzac par cœur ou agir comme un homme et prendre ses responsabilités en intégrant la Résistance. En réponse, Antoine se met à plaisanter sur les boy-scouts de Combat, et sur l’utilité de leurs actions en zone libre, à peu près aussi efficaces que trois piqures de guêpe sur un ours. Quand mon beau-père parle du devoir d’un Français et de l’honneur d’un Colmont, Antoine éclate de rire. Le Comte est furieux, il s’approche de son fils comme s’il allait le gifler, mais il lui tourne brusquement le dos et sort de la salle à manger en claquant le porte. Ma belle-mère se précipite à sa suite et je reste seule face à Antoine.

A SUIVRE

 

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