Le Cujas (5)

Chapitre 3 – Armelle Poder

Première partie

Oui, oui. C’est bien moi sur la photo. Mais comment vous m’avez trouvée ? Vous êtes flic ou quoi ? Ce que j’peux être bête, quand même ! Si vous étiez flic, vous m’auriez pas offert un verre avant de me montrer la photo. Et puis, avec votre accent, vous pouvez pas être flic, en tout cas pas flic d’ici. Alors, vous êtes quoi ?

Ah, Américain ?  Et photographe ? Et aussi écrivain ? Et journaliste ? C’est tout, oui ? Alors comme ça, vous êtes un écrivain journaliste photographe américain. Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur… ? Vous voulez faire des photos de moi ? Des photos de nu, bien sûr. Oh, vous savez, j’ai l’habitude, j’ai même de l’expérience. J’ai posé pour des tas de peintres dans le quartier et même une fois pour Monsieur Foujita. J’avais pas vingt ans. Il était gentil, Monsieur Foujita. Il mettait un peu les mains partout, mais il était gentil.

Non ? Vous voulez pas faire de photos de moi ? Bon, quoi alors ? Vous voulez monter ? D’accord, je finis mon verre et on y va. Vous serez mon premier photographe américain. Vous connaissez le tarif ?

Non plus ? Vous voulez pas monter.

Discuter, juste discuter. Remarquez, tant que vous payez le tarif, c’est pas moi que ça gêne, au contraire, ça me fait des vacances. Alors, discutons. De quoi vous voulez parler ?

De moi ? Quelle drôle d’idée ! De moi et de cette photo…ou plutôt de moi et des gens qui sont sur la photo. Dites, vous êtes sûr que vous êtes pas flic ou quelque chose comme ça ? Parce que si vous voulez que je vous parle de Casquette, vous pouvez vous brosser.

Casquette ? C’est celui-là, là, à gauche, avec la veste marron et le couvre-chef pareil.

Si je le connais ? Vous plaisantez ou quoi ? Casquette, c’est mon barbeau maintenant. Il a beau être en cabane, c’est mon mec quand même !

Qu’est-ce que ça veut dire « c’est mon barbeau » ? Eh ben, ça veut dire que c’est mon employeur, mon protecteur, mon souteneur, mon mec quoi ! C’est pour lui que je vais au turbin, que je travaille, quoi. Ça existe pas chez vous, ça ?

Ah, si. Je me doutais bien… Bon, alors, pourquoi vous voulez que je vous parle des gens sur la photo ?

Ah bon ? Vous voulez écrire un livre sur eux ? Sur tous alors ? Sur moi, sur Sammy, sur la patronne, sur tout le monde quoi !

Sammy ?  C’est celui qu’est à côté de Casquette. C’était un ami à lui. On a été ensemble un temps. Sammy de Pantin, on l’appelait. Il a pas eu de chance. Il parait qu’il était juif. Ils l’ont pris dans une rafle et ils l’ont emmené à Tréblinka. Il est mort là-bas. C’est avec lui que j’étais, à l’époque. Samuel Goldenberg. En fait sur ses papiers, y avait écrit Philippe Portier, mais on l’appelait Sammy, Sammy de Pantin. Probablement qu’il était de là-bas. Quand je l’ai rencontré, en 34, il avait dix-sept ans. Moi, j’en avais deux de plus, et pourtant, c’est lui qui m’en a appris des trucs ! Plutôt expert dans le déduit, Sammy !

Le déduit ? C’est un mot qu’Antoine m’avait appris. Antoine, c’est le bourgeois au costume vert à côté de moi sur la photo. Je suis resté trois ou quatre mois avec lui. Qu’est-ce qu’il était cultivé comme type ! J’en ai appris des trucs avec lui aussi, pas les mêmes qu’avec Sammy, mais des trucs…

Qu’est-ce que ça veut dire « expert dans le déduit » ? Ben, ça veut dire que Sammy, il s’y connaissait vachement dans les choses de l’amour, quoi ? Parce que, quand je suis arrivée à Paris, en 31, j’étais une vraie gourde, vous savez. On dirait pas maintenant, mais si vous m’aviez vue à ce moment-là ! Vous pensez, née à Loudéac — c’est un bled perdu en Bretagne — un père du genre plouc alcoolique, une mère cul-béni façon moyen-âge, une petite sœur à moitié débile, vous voyez le tableau ! Alors, à seize ans, je me suis fait la malle direction la Capitale et je suis arrivée pile Gare Montparnasse — c’est juste à côté. Y avait une association charitable qui m’a tout de suite trouvé du travail : bonniche chez des bourgeois, à Neuilly, les Garrouste. Ils avaient un bel appartement sur le Bois de Boulogne. Je m’occupais des deux enfants, je les emmenais tous les jours à l’école et le jeudi au Jardin d’Acclimatation. Je les faisais diner mais je m’occupais pas de la cuisine — y avait une cuisinière pour ça, Françoise, plutôt chouette, la Françoise — ni des leçons ou des devoirs. Ça c’était Miss Mary qui le faisait, une Anglaise, sale caractère, une vraie garce celle-là. Le dimanche, tout le monde allait à la messe, sauf Miss Mary. Il paraît que les Anglais, ils ne croient pas à la Vierge Marie. Sont bizarres, ces angliches !

Oh, ils étaient plutôt gentils, les Garrouste. J’avais une petite chambre au rez-de-chaussée, j’étais pas mal payée. Mais au bout d’un an, j’ai commencé à m’ennuyer ferme. Pour m’amuser, j’ai bien essayé de faire du gringue à Monsieur, mais il voulait pas. Alors, j’ai commencé à sortir, d’abord le samedi — c’était mon jour de congé — puis le soir, de temps en temps, et puis presque tous les soirs. C’était facile, avec ma chambre au rez-de-chaussée. Je suis allée dans les bals, à Pigalle, à Montparnasse. La plupart du temps, je payais pas, je me débrouillais pour être invitée, mais il fallait bien que j’achète des robes, des chapeaux, des gants, tout quoi. Alors j’ai commencé à piquer dans le sac de Madame, oh ! pas grand-chose pour que ça se voit pas trop, mais souvent, quand même. Un jour, Françoise m’a vue. J’ai eu la peur de ma vie. J’étais sure qu’elle allait me dénoncer… Mais non, c’est même à partir de ce moment-là qu’on est devenue copines, Françoise et moi. Parce qu’elle aussi, elle piquait dans la caisse, et pas qu’un peu, mon neveu ! C’était facile pour elle : elle faisait les commissions. Je me suis mise à voler de plus en plus. Je roulais pas sur l’or, mais dans les bals je commençais à être connue pour payer des verres, et même à diner, des fois. J’ai commencé à aller au cinéma, et même au théâtre, deux fois. C’est à cause de ça que je me suis fait appeler Simone. J’aimais pas mon nom. Maintenant ça va, mais à l’époque, Armelle, je trouvais ça ordinaire. Dans un magazine, j’avais vu une photo de Simone Renant — vous voyez qui je veux dire ? — une actrice de théâtre qui débutait. Je l’avais trouvée belle et distinguée, alors je me suis fait appeler Simone. Et j’ai même ajouté Renoir, pendant que j’y étais. C’était un nom connu et aussi, ça ressemblait à Renant. Simone Renoir, ça sonnait bien, vous trouvez pas ? Je disais que le peintre c’était un lointain cousin de mon grand-père. Ça en jetait ! Avec tout ça, j’étais plutôt à l’aise… vous pensez, une chambre à Neuilly, un salaire pas trop mal, des à-cotés copieux… Simone Renoir… j’étais le centre d’une petite bande de copines, on sortait, on s’amusait bien ; de temps en temps, on se trouvait un beau mec ou alors un type gentil, pour changer. Mais ça durait pas. D’ailleurs, on voulait pas que ça dure. Pas question de s’attacher à un homme. On voulait trop garder notre liberté, s’amuser. C’était la bonne vie, quoi !

A SUIVRE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *