Longtemps, je me suis levé de bonne heure.

Il y a des jours où, pour un peu, Champ de Faye ressemblerait vachement à Combray !
Robert de Montesquiou – Apollon aux lanternes – 1898

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Ce matin, vers quatre heures et demi, alors que j’étais descendu à la cuisine pour me préparer le café qui au réveil m’est indispensable tant à l’esprit qu’au corps, je constatai que la pénombre de la pièce était percée d’une lueur orangée, vacillante et chaleureuse. C’était le feu qui brulait déjà dans la cheminée, m’apportant ainsi la confirmation qu’à nouveau, Albertine s’était levée avant moi. Partagé entre le sentiment de la reconnaissance envers celle qui m’avait évité le désagrément d’entrer en chaussons et tenue de nuit dans une pièce qui sans son intervention pré-matinale eut été désagréablement froide et celui de la déception de n’avoir pu, encore une fois, lui éviter la pénible tâche de l’arrangement et de l’ignition des lourdes bûches rugueuses  dans l’âtre encombré des cendres de la veille, je saisis la bouilloire dont l’anse encore tiède me disait qu’Albertine s’était préparé les trois tasses de thé qui, le matin, lui sont aussi nécessaires que l’opium au toxicomane, et je la mis à chauffer.

C’est comme hypnotisé par le petit œil rouge du récipient calorifère, car depuis plusieurs années déjà les bouilloires fonctionnent chez nous à l’électricité, que je me mis à penser qu’il était à présent grand temps pour moi d’entreprendre la rédaction de cette partie essentielle de mon œuvre à venir que sera la description d’un lever du soleil. La date, l’heure et les prévisions météorologiques que, machinalement, j’avais consultées la veille étant propices à mon projet, je fis rôtir quelques toasts dans l’appareil fabriqué à cet effet par la maison Moulinex, remplis de café les deux grandes tasses que nous avons héritées d’un oncle du Cantal et disposai ma collation sur un plateau en paille tressée pour gravir avec prudence la spirale de l’escalier qui mène à l’étage des maitres. Parvenu dans ma chambre dont j’avais laissé opportunément la porte ouverte en prévision de mon retour les bras chargés du léger mais fragile fardeau que constitue un petit-déjeuner  »continental » comme on aime à le dire au Negresco à Nice, je déposai le plateau sur la soie cramoisie de l’édredon. De mes mains ainsi libérées, je pus ouvrir les deux vantaux de la large fenêtre qui donne la vue sur notre jardin, puis ceux du volet de bois qui la protège, me permettant ainsi de découvrir la nuit. Sans lune, elle était noire, humide et silencieuse. La lumière prodiguée par la faible ampoule électrique qu’à dessein j’avais laissée brûler dans ma chambre pendant que je m’occupais en cuisine ne parvenait à éclairer qu’une faible épaisseur de brume. La présence de cette vapeur présageant à coup presque sûr une matinée radieuse, les conditions favorables à une observation précise d’une aurore ne tarderaient pas à être réunies. Fort de cette perspective, je m’installai confortablement sous le drap de lin, le dos fermement appuyé contre les deux oreillers de plumes redressés contre la tête du lit, le plateau de paille avec son chargement roboratif bien calé dans l’empreinte que son propre poids avait creusé dans l’onctuosité de l’édredon, et la machine à écrire portable de la marque à la pomme grignotée à portée de main. Il ne me restait plus qu’à attendre que Phébus consente à entreprendre son inéluctable ascension pour en noter très précisément les aspects successifs, ce qui me permettrait plus tard, si j’en avais la force, de décrire le lever de ce dieu au char rutilant.

Tandis que le temps passait lentement dans l’obscurité de la nuit finissante, je me pris à penser que je devrais bientôt, dans la journée sans doute, me remettre à ranger en un bûcher ordonné le bois qu’un forestier voisin venait de me livrer et dont le présent désordre ruinait l’ordonnancement du jardin auquel Albertine tient tant. Quand mon esprit sortit de cette rêverie, je regardai à nouveau par la fenêtre. Ses petits carreaux de verre étaient partiellement couverts de condensation en vertu du principe qu’établit autrefois Monsieur Watt, la buée étant arrangée de telle sorte qu’elle dessinait sur chaque carreau une courbe parabolique venant d’un infini positif et tendant à y retourner. La brume avait disparu et le ciel, parfaitement noir jusque-là, avait pris une teinte dont le gris foncé me rappela aussitôt la couleur du bitume déjà ancien tel qu’on peut en voir sur le trottoir du Boulevard Haussmann quand il n’a pas plu depuis plusieurs jours. Le grand sapin qui, peu avant que nous ne le plantions dans le jardin il y a trente ans, n’était qu’un petit arbre de Noël qui trôna tout un mois dans notre appartement parisien, se détachait plus sombre sur le ciel à peine pâli. Je fixai l’arbre intensément, espérant voir poindre en transparence derrière lui — car ses branches sont aujourd’hui peu fournies — une lueur annonciatrice de l’apparition de l’étoile à laquelle nous devons toute vie sur terre. Mais le ciel demeurait obstinément uniforme. Mes deux tasses de café et mes toasts ayant été consommés depuis longtemps, je repoussai le plateau de paille et m’installai plus confortablement, la tête posée de coté sur l’oreiller et le visage tourné vers la croisée que je gardai fermée afin de me protéger du froid nocturne. Le ciel palissait de plus en plus, mais le soleil tant attendu ne paraissait pas.
C’est alors que je dus m’endormir car, lorsque j’ouvris à nouveau les yeux, il faisait grand jour, le ciel était d’un bleu froid transparent et les oiseaux passaient en criaillant devant ma fenêtre. C’en était évidemment fini de l’aurore, mais de soleil, il n’y avait toujours pas. Pendant de longues minutes, je cherchai vainement une explication à ce mystère qui me déconcertait.
Ce n’est qu’en descendant à la cuisine pour partager mon trouble avec Albertine que je découvris que la pièce était baignée par les rayons du soleil qui frappaient directement ses fenêtres et, à travers elles, faisaient miroiter le vase de cristal de Bohême dont elle venait de changer les fleurs de la veille pour y baigner quelques branches de lilas fraichement coupées dont les minarets mauves ressortaient sur la blancheur de la tenue du matin de la jeune fille. Il ne me fallut qu’un instant pour réaliser que ces fenêtres étaient exposées à l’Est tandis que ma chambre donnait sur le couchant.

Après ce moment de cruelle déception, je décidai de me recoucher afin de regagner les forces qui dès ce soir me seraient nécessaires  à l’observation attentive d’un crépuscule.

 

 

8 réflexions sur « Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »

  1. Vigilant le bougre…
    les gros sabots de la flatterie ne marchent Donc pas….
    Néanmoins ce à la façon de est très réussi …je persiste et signe…

  2. Maintenant, grâce à toi et à Wikipedia, je saurai qui sont Ramuz et Françoise Verny.

  3. D autant que l embonpoint en moins je suis un peu ta Francoise Verny….
    Private joke one’s more !

  4. «  hier j ai ete soupçonnée
    de cretinisme profond »

    Nul soupçon de ce genre n’a effleuré mon esprit lorsque j’ai rédigé une réponse qui se voulait pragmatique plus que didactique. Comment l’eus-je pu à l’égard de quelqu’un qui cite Ramuz avant dix heures du matin et qui reconnait un passage de Proust au premier paragraphe !
    Je suis certain que tu possèdes toutes les notions nécessaires à la manipulation de l’internet, même sur les étranges petites lucarnes qui ne nous quittent plus et ça, c’est pas donné à tout le monde.
    Mais visiblement ce que tu ne possédais pas, c’était le vocabulaire adapté; Appuyer sur le rouge !, on n’a pas idée.
    La connaissance d’une technique ou d’une science, dure ou molle, ne suffit pas. Encore faut-il en posséder le jargon. La moitié d’un métier, c’est le jargon. disons que ce n’est peut-être pas suffisant, mais c’est nécessaire. C’est vrai pour la plomberie, pour la philosophie, le lancer du poids, le raffinage du pétrole brut et l’informatique.
    Au cours d’une carrière incertaine dans un métier dont le nom lui-même présuppose une connaissance universelle, j’ai appris deux ou trois trucs que l’on doit savoir si l’on veut pratiquer ce sacerdoce sans trop se couvrir de ridicule :
    -connaître quelques termes techniques de la profession expertisée
    -ne jamais poser de question dont on ne connaisse pas la réponse
    -affirmer rarement mais avec force et à bon escient.

  5. Personnellement je ne suis pas un proustologue, n’ayant jamais dépassé la troisième année, pardon, je veux dire le troisième tome de la Recherche, mais j’avoue que ce texte m’a plu, peut-être parce que je connais Champ de Faye-Combray et son atmosphère, paisible à l’extérieur, chaleureuse à l’intérieur. Le feu dans l’âtre et Albertine y sont peut-être pour quelque chose aussi. Et le maître, serait-il un rustique, un poète, un germanopratin,….un écrivain peut-être?

  6. Oui j ai lu vite et,je me suis fait avoir par le premier paragraphe !
    Car il eût été plausible que tu recommandasses
    le petit Marcel, pour la suite de notre enfermement….Bravo!
    Je suis magnanime car hier j ai ete soupçonnée
    de cretinisme profond….la ligne rouge je l avais titillée , effleurée, caressée, elle ne m ouvrait comme perspective qu un abonnement à Instagram! Je ne l ai Donc pas franchie!!!

  7. Superbe et drôle ! Et beaucoup mieux écrit, je veux dire facile à lire et palpitant, que Proust !
    La prochaine fois, dors dans la cuisine !

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