La clé USB – Critique aisée n°180

Critique aisée ° 180

 La clé USB
Jean-Philippe Toussaint – 2019
Les Éditions de Minuit – 191 pages – 17€

Vous savez sûrement ce que c’est qu’une fin ouverte ? Je veux dire, en matière de roman, de récit ? Oui ? Bon !

Les fins ouvertes, c’est bien… enfin, ça peut être bien. Dans certains cas, c’est même plutôt élégant, plus chic qu’une fin bien ficelée, et certainement moins exaspérant que ces derniers chapitres de romans de détection où un détective moustachu nous explique comment le colonel Moutarde a fait disparaître le chandelier avec lequel il avait brisé discrètement le crâne du maître d’hôtel dans le vestibule. En tout cas, la fin ouverte, c’est un genre qu’affectionnent beaucoup des écrivants amateurs que je fréquente sur un certain forum d’écriture. Ils disent qu’ils souhaitent laisser toute liberté au lecteur d’imaginer ce qui lui fera plaisir, qu’ils ne se sentent pas le droit d’imposer une conclusion à des gens qu’ils ne connaissent même pas et que ce serait faire preuve d’autoritarisme que de boucler une histoire en expliquant tous les fusils de Tchekhov1 qu’ils ont accrochés aux murs. Mouais… Moi, je pense que ces justifications sont plutôt une rationalisation de la paresse, du manque de rigueur ou d’imagination.
Ceci dit, j’admets qu’une fin ouverte, ça peut être bien.
Mais pas de fin du tout ?

Avec La clé USB, clé perdue, clé trouvée, clé de verre, des songes, de Barbe Bleue, Jean-Philippe Toussaint nous emmène dans une aventure à la John Le Carré. La guerre froide qui servait de cadre aux romans de Le Carré (ou du Carré ?) est terminée depuis longtemps, bien sûr, mais la guerre technologique que mène la Chine, qui fait rage sans qu’on s’en rende vraiment compte et que l’Europe a déjà perdue sans combattre, va s’introduire dans le cadre de vie et de pensée de M.Detrez — impossible de retrouver son prénom, s’il en a un — technocrate de très bon niveau à la Commission Européenne et narrateur de cette « clé USB ».

Juste pour tenter le diable, par pure curiosité ou pour se donner un peu d’air, Detrez va mettre le doigt dans une sorte d’engrenage que, pour éviter le cliché et respecter la vérité du récit, je ne qualifierai pas d’impitoyable, mais simplement d’international, poli, policé, confortable. De bars Sofitel en suites Hyatt, de salles de conférences cossues en usine secrète en passant par les cabines business class et les Mercedes limousine, Detrez va connaître autre chose que l’ambiance feutrée, rassurante et quasi virtuelle des comités Théodule de Bruxelles. Débarqué au milieu de la nuit d’une grande ville chinoise, sans  contact, sans téléphone et sans ordinateur, le technocrate bruxellois va se rendre compte qu’à cet instant, personne au monde ne sait où il est et qu’il pourrait disparaître comme ça, pouff, sans que personne ne le sache et connaître l’angoisse de l’isolement total, la paranoïa du piège, la panique de l’étranger en milieu hostile.

Le style de J.P. Toussaint est parfait. Disons que c’est celui que j’aime, sobre, précis. Rien à interpréter là, tout est dit, jusqu’à la couleur des portes d’ascenseur.

Certaines descriptions de sentiments sont même stupéfiantes de vérité : la démoralisation complète du héros quand on lui vole son MacBook, sa panique quand sa tête se vide dans les premières minutes de la conférence qu’il est en train de prononcer, sa rage infantile contre les cintres anti-vol des hôtels, sa surprise devant son absence d’émotion face à la mort de son père…

Je ne connais pas ce milieu de la technocratie européenne, ces chevaliers du nouveau monde, ces preux des conférences internationales ni ces barons de la note de frais mais, avec Toussaint, on s’y croirait.

Je ne connais pas davantage les blockchains, les bitcoins, le hachage ni les machines à miner, mais cette ignorance ne m’a pas gêné dans ma lecture car Toussaint a su m’en faire ressentir toute la complexité et toute l’importance.

Tout cela est excellent et rend la lecture de ce court roman très facile, agréable et même prenante. Mais, mais, c’est justement ce côté prenant qui ne tient pas ses promesses. Pas de fin, pas de résolution, pas de pirouette, pas de dénouement. Tous les fusils de Tchekhov restent accrochés au-dessus de la cheminée.

Pas de fin ? Pas de fin du tout.

Note 1 : Le fusil de Tchekhov est un principe dramaturgique attribué à Tchekhov dans lequel chaque détail mémorable dans un récit de fiction doit être nécessaire et irremplaçable et où aucun de ces éléments ne peut être supprimé. « Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là. » –  Anton Tchekhov

 

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