L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (15)

SI VOUS N’AVEZ TOUJOURS PAS LU LES QUATORZE CHAPITRES PRECEDENTS, IL EST ENCORE TEMPS DE CLIQUER DESSUS AVANT DE LIRE LE QUINZIÈME ET DERNIER : 

CHAPITRE 1    CHAPITRE 2   CHAPITRE 3    CHAPITRE 4     CHAPITRE 5 CHAPITRE 6  CHAPITRE 7   CHAPITRE 8  CHAPITRE 9    CHAPITRE 10   CHAPITRE 11  CHAPITRE 12  CHAPITRE 13     CHAPITRE 14  

Résumé : Madame Hidalgo est en train de lire l’article de son propre hebdomadaire qui narre innocemment l’anecdote de la non-existence des quarante premiers numéros de la rue de Rennes. Ça ne lui plait qu’à moitié, et on sent bien que ça va mal finir. Mais pour qui ?

15- Manière de penser l’urbanisme (15) 

Où, dans ce dernier chapitre, l’on assistera à un ultime feu d’artifice d’idées festives et à un joyeux départ à la campagne

Quand elle eut fini de lire, elle reposa l’article devant elle sur le bureau puis elle parut se concentrer quelques instants avant de relever les yeux et de s’adresser calmement à son Chef de Cabinet.

—Bon, écoutez Lubherlu. Il y a du bon et du mauvais là-dedans. D’abord, le style est déplorable : on dirait un mélange d’un Mallet-Isaac d’avant 68 et de la Gazette de Gouzon(15).  Et qu’est-ce que c’est que ce dicton faussement féministe et vraiment condescendant, genre « ce que femme veut... ». Qui est-ce qui a pu écrire un truc comme ça ? Ce serait Guitry que ça ne m’étonnerait pas. Et cette référence à Dieu, là ! Mais, ça va pas, la tête ? Vous voulez que j’aie toutes les associations laïques sur le dos. Je vous l’ai dit cent fois : jamais la moindre allusion à Dieu, Mahomet, Jéhovah, Bouddha ou Bourdieu, c’est une règle absolue. Et puis me comparer à l’Impératrice Iphigénie…

—Eugénie…

—Taisez-vous, Lubherlu, c’est un conseil que je vous donne ! … me comparer à l’Impératrice Eugénie, non mais, je rêve. Je suis républicaine, moi Monsieur ! J’ai été élue par le peuple, le peuple de gauche qui plus est. Je ne tiens pas mon pouvoir d’une coucherie avec un petit gros devenu par hasard calife à la place du calife, moi Monsieur ! Quoique, bon…

Lubherlu fit semblant de ne pas avoir entendu. Elle poursuivit :

—Il y a du mauvais, mais il y a du bon… enfin, de l’intéressant, disons. Voyons… je réfléchis tout haut… les Velib et la voie sur berge sont  en train de me peter à la figure… il me faut un projet dérivatif, quelque chose qui occupe les gens, un truc qui marque les esprits, une réalisation qui transforme Paris pour toujours, l’apogée de ma mandature. Eh bien, cette histoire de prolongement de la Rue de Rennes jusqu’à la Seine, ça c’est une bonne idée. Et qu’est-ce qu’il en pense, le petit Chef de Cab, hein ? Elle n’est pas bonne mon idée peut être, hein ? Hein ?

Le petit Chef de Cab n’avait pas compris que la question était rhétorique. Aussi, il pensa être subtil en approuvant la Patronne tout en soulevant une légère objection, un obstacle mineur, une peccadille :

—Si, si, bien sûr, Ma…Ma…Madame, elle est excellente. Toute…Toutefois…

—Quoi, toutefois ? Qu’est-ce qu’il ya, toutefois ?

Le ton de la dame aurait dû alerter Lubherlu, mais il poursuivit :

—Eh bien, il y a la dé…la démolition de l’Institut. Ça risque de po… po… poser problème…

—Eh, oh ! Lubherlu ! Cessez de vouloir faire le malin. Si je vous ai demandé votre avis, ce n’est pas pour que me le donniez, surtout si c’est pour me contredire. Et pourquoi on ne démolirait pas l’Académie Française, je vous prie ? Une assemblée de vieillards, de prétendus intellectuels, de misogynes déclarés… pratiquement pas de femmes, là-dedans. On leur trouve un ancien gymnase du côté du Stade de France pour se réunir et on rase l’Institut. Et hop !

—Et hop ? répéta-t-il faute de mieux en même temps qu’il remarquait pour la première fois une lueur étrange dans l’œil gauche de Madame la Maire.

—Et hop ! reprit-elle. À la place, on dégage un grand espace de jeux avec parcours de santé, pistes de danse, tables de pique-niques et accès direct au quai de Seine que l’on transforme en plage. On va faire fuiter le truc dans le public et vous verrez qu’ils vont adorer.

—Vous cr… vous croyez ? dit-il, le regard fixé sur le léger tremblement de la narine droite de Madame la Maire.

—Fermez-la, Lubherlu. Donc, je démolis l’Institut, je prolonge la rue de Rennes depuis le boulevard Saint Germain jusqu’au quai Conti…

—Mais on n’aura ja… ja…jamais le droit…

—Ah, mais c’est que vous commencez à m’emmerder, vous. Vous savez bien que les décrets d’Haussmann n’ont jamais été abrogés. Alors, pourquoi on n’aurait pas le droit ? Donc, je prolonge et je piétonnise d’un bout à l’autre, je plante du gazon, des palmiers et peut-être de la canne à sucre… c’est à voir…. on pourrait faire venir des gens de la Martinique pour la récolte…

Dans son excitation grandissante et toute à la conception du projet, Anne Hidalgo ne prêtait plus aucune attention à Lubherlu. Sa gestuelle de plus en plus saccadée, les frémissements de ses narines, et les changements brusques de tonalité dans son discours commençaient à inquiéter sérieusement son subordonné, au point que celui-ci s’était retiré dans un coin de la pièce et parlait maintenant dans son téléphone :

­—… oui, … non… mais de plus en plus… dans tous les sens… je suis inquiet… bon, je l’appelle. Merci, docteur, je vous attends…

—Voilà, c’est ça. Je piétonnise, je gazonne et je plante ! Mais avant de planter — ah ! c’est ça qui est important, les détails, toujours soigner les détails — avant de planter, j’installe un télécabine entre le haut de la Tour Montparnasse et la pile Sud du Pont des Arts…

—Allo ? Bonjour Monsieur. C’est Hubert Lubherlu… oui, c’est cela… écoutez, je suis avec votre épouse et je crois qu’il faudrait que vous veniez… maintenant, tout de suite… Allons bon, voilà qu’elle enlève ses chaussures… Madame la M… Maire, ne f…. ne faites pas…

—Je crois qu’il faudrait des gares intermédiaires… ça serait bien des gares intermédiaires… au moins deux, allez hop !… une devant la FNAC et une devant les Deux Magots…super…

—Non, je ne peux pas vous la passer. Le mieux, ce serait que…oui, c’est mieux, nous vous attendons.

—Mais j’y pense : on ne peut pas lui garder son nom, à cette rue ! Elle va éclipser les Champs Élysées, elle va devenir le centre, le symbole de Paris… alors rue de Rennes, vous pensez, ça fait plouc. On n’est pas à Guéret (17) quand même…. Ah ! Bonjour, Docteur, je ne vous avais pas vu entrer… Vous tombez bien. Je voulais vous demander votre avis. Voilà : je vais construire un télécabine qui ira du haut de la Tour Montparnasse jusqu’au quai Conti. Pensez-vous qu’il faudrait prolonger par-dessus la Seine jusque dans la Cour Carrée du Louvre ?

—C’est une question intéressante, Madame le Maire. Vous pourriez…

—Madame LA Maire ! Ça t’écorcherait la gueule de dire Madame LA Maire, Dugland ?

—Absolument. Madame la Maire, pourriez-vous allonger un instant sur ce canapé, comme ça nous pourrons en discuter en toute tranquillité pendant que je prends votre tension ?

—Prenez, prenez, cher ami ! Ah, comme je suis heureuse que vous soyez d’accord avec moi ! Allez, c’est dit, je déplace le terminus du télécabine jusque dans la cour Carrée. Reste le problème du nom à donner à cette rue. D’abord, ce ne sera plus une rue. Un boulevard, tout au moins… pourquoi pas une avenue… Avenue Anne Hidalgo… Non, c’est un peu tôt. Quoique… Enfin, en attendant un vote unanime du Conseil de Paris, disons qu’on la baptisera « Avenue de la Maire« . C’est parfait, ça, Avenue de la Maire, ça fait vacances, tourisme…

—Dix-huit / neuf… Ah, oui ! Quand même ! Restez allongée, Madame, s’il vous plait.

—Et au bout de l’Avenue, l’espace de jeux… on l’appellera Place de la Plage, comme ça on pourra dire « pour aller Place de la Plage, prenez donc l’Avenue de la Maire« . Tiens, Voilà le Bizarre de l’Hôtel de Ville ! Salut, Cottard, c’est gentil de me rendre visite à l’improviste. Vous prendrez bien une bougie ? Demandez à Bébert de vous en passer une. Alors, Cottard, dites-moi, toujours aussi con ?

—… oui, c’est cela, il me faudrait une ambulance… le médecin de l’Hôtel de Ville…. j’en prends la responsabilité…le plus tôt possible. Pour les détails, je vous passe le Chef de Cabinet, Monsieur Laberlue….

—Ici Hubert Lubherlu. Bon, vous avez compris la situation ? … mais alors en toute discrétion, n’est-ce pas ? … C’est cela, oui…par le parking…

—Bon, le percement, c’est fait, la piétonisation, c’est fait, les plantations, le télécabine, les noms de rue, tout ça, c’est fait… je tiens une de ces formes, moi ! Reste la question de la circulation… C’est chiant, la circulation ! Ras le bol, la circulation ! J’emmerde la circulation !

—Ah, C’est vous le mari ? …. Désolé, cher Monsieur, mais vous savez…tant qu’on n’a pas  les résultats d’analyses… non, non, je ne crois pas, mais on ne sait jamais…Eh, oui. En attendant, signez là, s’il vous plait…et là aussi… merci.

— La circulation, ça m’a toujours fait chier. Tous ces mecs de la fachosphère qui veulent absolument rouler dans leurs petites totos qui font broum-broum-tut-tut-pouet-pouet, ça m’horripile, ça me défrise, que dis-je ça me défrise, ça me désoblige… On fait des beaux plans, des projets superbes, écolo, festifs, sociaux, progressistes et, paf ! la circulation vient tout foutre par terre. Bon ! C’est bien simple, s’ils continuent, je nationalise les parkings et les stations-service, j’interdis les véhicules de plus de trois roues à l’intérieur du périphérique et je change le sens de circulation de la Place de l’Etoile. Ah, ils veulent faire les malins ! Eh bien, ils vont voir… Bonjour Monsieur. Qu’est-ce que vous faites ? Mais non, je ne veux pas mettre cette blouse blanche. Vous voyez bien qu’elle ne me va pas du tout, surtout avec ce chemisier vert ! Et puis, ces manches qui se nouent dans le dos, c’est complètement démodé, voyons ! Puisque je vous dis que… Et puis j’ai encore des tas de trucs à faire…, le super-toboggan de l’Arc de Triomphe, la piste de ski du Sacré-Cœur, l’agrandissement de la Tour…

—Bien sûr, Madame, bien sûr, mais vous pourrez faire tout ça là-bas. Faites attention en montant dans la jolie voiture… là, doucement, doucement… c’est bien…

—Mais dites-moi, où est-ce que nous allons, comme ça ?

—Dans une jolie maison, une sorte d’hôtel de luxe au bord d’une rivière, près de la forêt, bien au calme. Les pensionnaires sont très gentils, vous verrez, un peu fatigués, mais très gentils. Vous y serez très bien.

—Ah oui ? Et où se trouve cet hôtel ?

—À Guéret.

—À Guéret ? C’est où ?

—Dans la Creuse.

FIN

Notes du chapitre 15

(15)          Le titre est emprunté à Le Corbusier, l’architecte de la « maison du fada » à Marseille

(16)          Gouzon, c’est à coté de Guéret (voir note 8)

(17)          dans la Creuse

 


 

2 réflexions sur « L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (15) »

  1. Dans la vie, on récolte toujours ce qu’on sème. Si la fin n’est pas tout à fait vraie, c’est qu’elle aurait très bien pu l’être : c’est pas une preuve, ça …?

  2. Ce succulent feuilleton, abracadabrantesque et rocambolesque, j’ai déjà eu l’occasion de le dire et le redire, se termine en apothéose, en bouquet final comme je l’espérait. Bravo à l’auteur! Sincèrement! D’autant plus qu’on ne lui connaît pas de nègre pour écrire ses histoires. On s’est donc régalé au fil des quatorze premiers châpitre et on est pas déçu par son quinzième et dernier. La Maire, on le savait, avait bien une prédisposition sournoise à la folie. C’est maintenant confirmé et c’est tant mieux. En attendant, elle a dû s’échapper de Guéret et on l’a encore sur les bras.

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