L’Entracte (Couleur café n°25)

Couleur Café n°25

L’Entracte 
75 avenue des Gobelins, Paris

9h20 : la terrasse du café est à l’ombre, mais le soleil brille sur l’avenue des Gobelins. Par ces deux ou trois jours extraordinaires d’avril, le matin, il fait encore frais, mais on sent que la douceur ne va pas tarder. A l’autre bout de la terrasse où je bois mon double-express, une jeune femme vient de s’asseoir. Elle me fait face, mais elle ne me voit pas. Elle allume une cigarette, commande je ne sais quoi, ouvre son téléphone et compose. En attendant la réponse, machinalement, elle regarde dans ma direction. Gêné d’avoir été surpris en train de l’observer, je plonge vers mon écran et passe à autre chose. Quelques lignes plus tard, je relève les yeux. Elle a la tête penchée, le téléphone collé à son oreille gauche. À la hauteur de sa bouche, sa main droite tient une cigarette allumée qui fume devant ses yeux baissés. Elle parle. Entrecoupée par le bruit des voitures qui descendent l’avenue, j’entends confusément sa conversation :
«  …mais pourquoi tu dis ça… tu sais bien que ça ne pouvait pas… jamais discuter avec toi…prendre mes affaires ce soir… te voir souvent quand même…c’est ça, moi aussi, moi aussi…  » 
Un capuccino et un verre d’eau sont maintenant sur la table. La main qui tient la cigarette s’écarte un instant pour chasser la fumée de devant ses yeux et je vois qu’elle pleure.

Ils ont sans doute fait l’amour vers une heure du matin, pas très bien. Et puis, au lieu de s’endormir, à plat dos, côte à côte, les yeux fixés

sur le plafond de la chambre, ils ont commencé à parler de petites choses, doucement. Et de petites choses en petites choses, ils en sont venus aux regrets, puis à l’amertume et bientôt aux reproches. Vers trois heures, ils parlaient encore. Comment ils en sont arrivés à cette aigreur, à cette rancœur même, ils ne le savent pas. C’est venu comme ça, naturellement, dans une glissade insensible. Maintenant, le temps s’écoule, en silence. L’un d’eux, elle peut-être, s’endort avant l’autre. Lui, un peu plus tard. A six heures, les bruits de la rue changent. Elle se réveille. Il dort. Après tout, il est chez lui. Elle se lève sans bruit. Surtout ne pas le réveiller, surtout ne pas reprendre cette discussion stupide, partir, prendre l’air frais de cette belle matinée qui s’annonce.  Elle apporte un soin particulier à s’habiller, se coiffer, se maquiller. À présent, il fait semblant de dormir. Elle descend l’escalier, elle prend la rue des Reculettes, la rue Abel Hovelacque sur la gauche et puis elle traverse l’avenue des Gobelins. Elle pousse la porte de l’Entracte. Elle a décidé de ne pas aller au bureau ce matin. Ce café, l’Entracte, elle n’y va jamais. Pas de son âge, pas de son genre. Mais aujourd’hui, justement, elle y va, parce que personne ne la connait, parce qu’elle n’y connait personne. Elle traverse la pénombre de la salle, entre sur la terrasse, aperçoit un type dans un coin penché sur un ordinateur. Elle choisit une table dans le coin opposé. Surtout être seule, tranquille. On ne sait jamais, ce type là-bas pourrait vouloir engager la conversation. La serveuse s’approche. Elle commande un capuccino et un verre d’eau.

Pourquoi un capuccino ? Elle ne prend jamais de capuccino. Elle ne supporte pas le café au lait. Et le verre d’eau, pourquoi le verre d’eau ? Elle ne sait pas. Elle n’a pas besoin de verre d’eau, elle n’en a pas envie. Mais alors, pourquoi ? Pour changer, pour paraitre différente, pour être différente. Ce matin, elle veut être différente. Ce matin où tout va mal, ce matin où elle se sent laide et stupide, après cette nuit qui va la conduire inexorablement à la rupture, demain, la semaine prochaine, elle se dit qu’elle doit changer. Il faut qu’elle change, parce que ce qu’elle a été jusqu’à présent ne l’a amenée qu’à des échecs. Trop simple, trop naïve, trop confiante, trop douce, trop soumise, elle n’a jamais su imposer sa volonté, ou même seulement ses préférences. Alors, il faut que ça change. Alors, elle commande un capuccino et un verre d’eau. Le capuccino, ça fait sophistiqué et le verre d’eau, c’est pour le côté capricieux, exigeant. Elle se construit une nouvelle personnalité. Inconsciemment, elle a voulu impressionner la serveuse. Ce sera toujours un début.

Elle a raccroché. Elle a posé son téléphone sur la table. Elle a sorti un petit miroir de son sac. Elle s’est tamponné les yeux et elle a rectifié légèrement son maquillage. Elle a trempé ses lèvres dans la mousse blanche. Elle a levé les yeux et elle a rencontré mon regard. Elle  l’a soutenu un instant, puis elle l’a fui. Elle a décroisé puis recroisé ses jambes. Elle a rejeté une mèche de cheveux sur le côté. Elle a tourné sa cuillère dans son café, bu une petite gorgée, reposé la tasse et l’a repoussée sur la table. Elle a pris une nouvelle cigarette, l’a allumée en se tournant de côté. Maintenant, c’est de profil que je la vois. À travers ses lèvres à peine entr’ouvertes, elle chasse un long nuage de fumée en regardant au loin vers l’avenue, perdue dans ses pensées.

Elle joue, c’est certain. Elle joue pour moi, elle se présente, elle s’offre à mes regards. Elle change. Après la sophistication, le caprice et l’exigence, elle s’exerce à la séduction. Elle qu’on a toujours menée, pour une fois c’est elle qui choisit. Elle attend. Elle m’attend. Et moi, je dois faire quelque chose, lui sourire, me lever, la rejoindre, lui parler, la consoler… Alors, je replie mon écran, laisse un peu de monnaie sur la table, me lève et m’enfuis.

—Allo ? Ah, c’est toi ! Non ça va, ça va.

—Où es-tu, là ?

—A l’Entracte, tu sais ? Le café de l’avenue. Je prends mon capuccino habituel.

—Il y a du monde à cette heure-ci ?

—Non, il n’y a personne.

—Et ta mère ? Tu devais lui parler…

—C’est fait. Je l’ai eue au téléphone il y a un quart d’heure.

—Alors ? Comment ça s’est passé ?

—Pas trop mal. Un peu pénible tout de même. Enfin, j’ai réussi à lui dire que je partais vivre avec toi et que je passerai chez elle prendre mes affaires ce soir.

—Ce soir ? Formidable ! Tu es formidable ! Comment elle l’a pris ?

—Plutôt mal au début. On s’est même disputées un peu et puis ça s’est calmé. Elle a fini par se faire une raison. Je lui ai dit que je ne serai pas loin et qu’on pourrait quand même se voir souvent. Bon, elle a pleuré un peu et moi aussi, mais c’est fait.

—Je t’aime. Tu reviens chez moi ? Je t’attends.

—Non, écoute, pas ce matin. Il faut que j’aille travailler, maintenant. La boutique ouvre à dix heures. Je suis déjà en retard. Tu peux bien m’attendre jusqu’à ce soir, moi et mes deux valises ?

—À ce soir, alors.

—À ce soir. Je t’aime.

ET DEMAIN, GRANDS PORTRAITS DE GRANDS D’ESPAGNE

4 réflexions sur « L’Entracte (Couleur café n°25) »

  1. L’erreur d’interprétation du client à l’ordinateur traduit-elle son fantasme ? Sans doute.
    Mais c’est la chute de l’histoire qui traduit celui de l’auteur.

  2. Un peu tardif, mais tant pis. Je suis frappé par la concordance entre le nom du bistrot et la scène narrée. Oui, la journée qui commence ici est un entracte, le plus important peut-être dans la vie d’une jeune personne. Quant à l’erreur d’interprétation du voyeur, elle ne fait que traduire son propre fantasme !

  3. Joli retournement à la fin; j’aime beaucoup l’atmosphère qui se dégage de ce texte.
    Je me pose souvent la question de savoir à quoi correspond tel petit bout de conversation chopé au passage, dans la rue… En voilà une intéressante illustration.

  4. « Tout condamné à mort aura la tête tranchée », dit par Fernandel. Ou l’art du scénario, de l’interprétation, à partir de rien, d’un soupir. On pense à un malheur, c’est un bonheur qui se profile. Ou l’inverse. Où l’on croit assister à un drame, une jolie tranche de vie s’épanouit.
    Se méfier de ce que l’on voit, la vie est une probabilité certaine, pas un théorème.
    Merci pour ce court-métrage qui reconnecte les synapses de bon matin.

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