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Petit paysan – Critique aisée n°100

Petit paysan
Hubert Charuel – 2017
Swann Arlaud, Sara Giraudeau

Je viens de voir un film, « Petit paysan », et j’ai brusquement réalisé que j’avais vécu des centaines et des centaines de week-ends à côté d’un éleveur de vaches laitières, un tout petit éleveur, encore plus petit que celui du film. Sans que je m’en aperçoive, ou plutôt sans que j’y prête attention, pendant ces week-ends et pendant les semaines qu’ils encadraient, mon tout petit paysan travaillait, peinait, s’inquiétait du temps, pourri, du prix du gas-oil, trop cher, de celui du lait, trop bas, des nouvelles normes, incompréhensibles… En fait, mon voisin des fins de semaine s’inquiétait de tout. Est-ce que sa voiture allait tenir encore longtemps, est-ce qu’il faudra vraiment remplacer le tank à lait, est-ce que le toit de l’étable supportera encore un hiver… ? Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention. Et puis, après des centaines de week-ends et de semaines intercalées, il a vendu ses vaches laitières et il a élevé quelques veaux. Il a un peu changé d’inquiétudes : est-ce que le prix de la viande va encore baisser, combien va couter la réparation du chauffage de l’étable… Mais toujours : est-ce que ma voiture…, pourvu que le toit…, s’il se met à faire vraiment froid…. Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention.

Et puis, il a pris sa retraite. Il a vécu enfin tranquille pendant quelques années, sans trop d’inquiétudes. Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention. Et puis il est mort. Sa voiture, son toit, sa chaudière avaient tenu jusqu’au bout.

Toute sa vie de voisin, il avait été aimable, discret, souriant même. Il disait bonjour, ça pousse les enfants, comment ça va dans la banque ? car il me croyait banquier. Je disais bonjour, il fait drôlement froid, hein, vous avez voyagé un peu pour vos vacances ? car je croyais qu’il en prenait. Mais nous ne nous parlions pas, nous ne nous disions rien, que des petites paroles, banales, sans poids.

Voilà, j’ai pensé à tout ça. Je me suis dit que si je l’avais vu plus tôt, ce film, quelques centaines de week-ends plus tôt par exemple, je lui aurais prêté attention, à mon voisin des fins de semaine, un peu plus peut-être. Je lui aurais peut-être dit des choses, il m’aurait peut-être répondu. Va savoir…

Bon, on secoue les épaules et on pense à autre chose. Au film, par exemple. Je ne vous ai encore rien dit du film, ou si peu. Alors disons que le héros, Pierre, est un petit paysan, jeune, 30 ans, éleveur de vaches laitières, vingt-six. Il a une sœur, vétérinaire, des parents, retraités, il a repris leur ferme, des voisins, un gentil vieillard à l’esprit égaré, un autre éleveur, gros celui-là, cinq-cents hectares, un patron de bistrot, chaleureux. Il y a aussi une boulangère, éphémère.

Pierre vit avec ses vaches, par elles, pour elles. Il rêve d’elles, il en est fier, il les soigne, il les lave, il les caresse, il les trait, il ne fait jamais rien d’autre. Mais une méchante épidémie arrive de Belgique. Une de ses vaches est atteinte. Elle devrait être abattue, et le reste du troupeau avec. Mais non, il ne veut pas. Alors…Mais je ne vous dirai rien de plus. Ce n’est pas que l’histoire soit inattendue mais, même prévisible, sa progression est prenante, inexorable, comme celle d’une tragédie antique.

Quand vous irez voir ce film — parce qu’il le faut — ne vous attendez pas à un documentaire d’Arte sur la condition paysanne, avec petit matin brumeux sur pâture luisante, tasse de café et tartines silencieuses sur toile cirée à carreaux, dialogues renfrognés en contre-jour, gadoue et misère latente. Non, Pierre n’est pas renfrogné, il n’est pas pauvre, pas vraiment en tout cas, enfin on n’en parle pas. Il aime ce qu’il fait, il ne fait que ça, il n’a de temps pour rien d’autre. Même qu’il est peut-être heureux. On ne sait pas vraiment. Mais Pierre ne veut pas qu’on tue ses vaches. Alors avec obstination, avec lenteur, avec douleur, il fait ce qu’il ne devrait pas faire…

Film noir, thriller, drame psychologique, le film est tout ça à la fois. Il est dense. Il est tendu sur une action unique, sauver le troupeau. Il n’y a aucune complaisance sur l’éventuelle beauté de la campagne, sur l’hypothétique philosophie bucolique ou une prétendue amitié campagnarde. Mais il n’y a pas non plus de pathos, d’affectation, de cliché. On est toujours dans le sujet et, quand le film diverge brièvement sur un diner au restaurant, une partie de chasse ou une nuit de bowling, c’est pour montrer la perte de temps que ces distractions constituent dans l’itinéraire du petit paysan et faire ainsi monter encore un peu la tension.

Swann Arlaud est tellement convainquant dans son obstination douloureuse qu’on dirait un paysan doué pour le théâtre.

Enfin, j’ai un très gros faible pour Sara Giraudeau. Elle m’avait déjà emballé dans son rôle dans la série « Le bureau des légendes« . Elle est ici sensible et volontaire dans son personnage de sœur-vétérinaire. Et puis, elle ressemble tellement à son père.

On doit voir ce film, même quand on n’a pas de paysan dans ses voisins de fin de semaine.

Birdman (Critique aisée 54)

Birdman    
d’Alejandro Gonalez Iñarritu, avec Michael Keaton et Edward Norton.

Drôle d’oiseau, drôle de film !

Moi, vous savez, je n’aime pas vraiment le théâtre. Sauf si c’est pour Feydeau, Shakespeare, et parfois pour Giraudoux, je n’aime pas beaucoup traverser Paris aux heures de pointe, ne trouver à me garer qu’au sixième sous-sol d’un parking qui sera sans ascenseur et à 21 minutes de marche du théâtre, brandir mes billets que j’ai dû imprimer chez moi par-dessus les têtes de mes semblables pour obtenir enfin de la boite à sel les numéros des sièges où je serai autorisé, après avoir soudoyé une ouvreuse,  à m’asseoir de travers sur un mauvais fauteuil d’où je verrai, les genoux enfoncés dans le dos de ma voisine de devant, une  scène coupée en deux par une colonne du XIXème siècle. (Vous voudrez bien noter que je n’ai rien dit de la pièce elle-même.)

Mais le cinéma, j’aime. Et le cinéma au carré, je veux dire le cinéma dans le cinéma, encore plus. Passionnants, ces films qui vous démontrent comment se fait un film, combien de personnes il faut écraser sur Sunset Boulevard pour arriver au sommet, comment on obtient Continuer la lecture de Birdman (Critique aisée 54)

Whiplash (Critique aisée 52)

Whiplash  (Toute la musique que j’aime !)
de Damien Chazelle avec Miles Teller, J.K. Simmons.

Toute la musique que j’aime !

Je croyais que ce genre de jazz avait disparu vers la fin des années soixante. Je n’imaginais pas qu’une telle musique puisse encore exister, aussi forte, aussi vivante, aussi joyeuse, mais aussi technique, aussi précise, aussi écrite. Et c’est à New York que ça se passe, bien sûr.

Andrew Neiman entre dans école de musique pour devenir le meilleur batteur du monde. Il a choisi pour cela la meilleure école de New York, c’est-à-dire « la meilleure école du monde ». Terence Fletcher y enseigne le jazz. Il remarque le jeune Andrew et croit voir en lui un nouveau Buddy Rich. Jusqu’ici, tout va bien. Mais Fletcher enseigne la musique par la violence. Il gifle ses élèves pour leur apprendre le rythme, leur balance des chaises à la figure, les traite de pédés, de sales juifs et autres galanteries. Quand il rentre dans la salle de cours, les élèves sont pétrifiés, terrifiés, comme Continuer la lecture de Whiplash (Critique aisée 52)

The imitation game – Critique aisée n°51

Critique aisée 51

The imitation game
de Morten Tyldum, avec Benedict Cumberbatch et Keira Knightley.

C’est l’histoire d’un homme, probablement autiste, certainement très perturbé, et intelligent au-delà du raisonnable : l’homme qui a réussi à briser le code Enigma, selon lequel étaient cryptés tous les messages secrets allemands pendant la deuxième guerre mondiale.
C’est une histoire vraie, avec laquelle il semble que le scenario ait pris quelque liberté mais, la liberté d’expression, on s’est battu pour ça, n’est-ce pas ?
C’est un film normalement intelligent sur l’histoire d’un homme anormalement intelligent, un film Continuer la lecture de The imitation game – Critique aisée n°51

The Homesman (Critique aisée 26)

De et avec Tommy Lee Jones
Que dire de ce film?
Qu’il n’a rien obtenu au Festival de Cannes? C’est déjà un bon point.
Que c’est un film américain? C’est dire qu’il a une histoire solide et des acteurs excellents.
Que c’est un western? Oui, mais que pour une fois, il n’est ni lourd ni parodique. Aucun Leone, aucun Tarentino n’aurait su faire ça.
Que ce n’est qu’un long voyage en chariot? Oui, mais cette fois-ci vers l’Est et dans des paysages immenses, il est vrai, mais désespérants.
Que le thème est classique? Pas vraiment, mais que chaque évolution de situation est inattendue, totalement.
Qu’il prône une fois de plus les valeurs américaines, l’esprit pionnier? Hé bien, oui et non. La morale est là, ultra présente, religieuse ou athée, mais l’Ouest, cette fois-ci, n’est pas le but de l’aventure, mais la cause du malheur, de la folie. Go back East, young women.
Qu’il faut aller le voir? Certainement.

Black Coal (Critique aisée 25)

Black coal ( de Diao Yi’nan)
Ours d’Or du Festival de Berlin.
Hier après-midi, en sortant de Black Coal, j’ai soudain regretté l’absence d’Eric Neuhoff à la dernière réunion des Masques et des Plumes qui m’avait envoyé séance de cinéma tenante voir cette incarnation du renouveau chinois du film noir. On avait cité Chandler, Hammet, Le Grand Sommeil, alors vous pensez!
Éric aurait certainement apporté un peu de raison à ce dithyrambe unanime.
De ce film à l’intrigue incompréhensible, aux dialogues languissants, et aux acteurs engourdis, je ne sauverai que quelques images, ( effectivement, comme l’a dit l’un des Masques, il y a à un moment un mur jaune du plus bel effet) ainsi que la seule surprise réussie du film, celle du feu d’artifice final.
Dans son intervention par ailleurs pleine de louanges, Alain Riou, membre sympathique et plein d’humour de ce club, a regretté que les distributeurs aient adopté pour ce film un titre anglais qui signifie « Charbon Froid ». Modestement, je voudrais lui rappeler que Black Coal ne signifie pas Charbon Froid mais Charbon Noir.
Encore que Charbon Froid eut été assez adapté à l’impression que m’a laissée ce film.

Diplomatie

Diplomatie
de Volker Schlöndorff, avec A.Dussolier et N.Arestrup

C’est peut-être parce qu’on connaît la fin, mais on n’y croit pas un seul instant.
Tout le monde sait aujourd’hui que le film raconte les efforts du consul de Suède, Nordling, pour dissuader le général von Choltitz, gouverneur de la place de Paris, de faire sauter Paris alors que les troupes du Général Leclerc vont entrer dans la capitale le 24 août 1944. Passons sur la réalité historique des événements racontés (Nordling a effectivement eu une action très importante auprès de Choltitz, réussissant à faire libérer de nombreux prisonniers qui, sans son intervention, auraient probablement été fusillés, mais le fait qu’il ait agi pour sauver Paris de l’explosion n’est ni avéré ni même évoqué dans les mémoires du consul). Peu importe, on est au cinéma, pas en classe d’histoire.

Ce qui importe, c’est que le film est raté. La mise en scène est plate et académique. Pas de mouvement, pas de passion, pas de tension malgré l’énorme importance de l’enjeu. Le film ne progresse pas. On a l’impression que les deux acteurs redisent sans cesse les mêmes répliques. Les ressorts de l’action sont enfantins, en particulier celui du passage secret qui donne à Nordling l’accès à l’appartement de Von Choltitz.

Niels Arestrup est pourtant assez crédible dans son rôle de général allemand fatigué et discipliné. Par contre, André Dussolier, acteur d’ordinaire si subtil, reste figé dans son attitude finaude et souriante, avec quelques envolées lyriques du genre « ainsi, nous ne verrons plus ce dôme des Invalides, ces tours de Notre-Dame, etc…. » qui prêtent plutôt à rire qu’à s’émouvoir.
Globalement, le film est plutôt lourd et assez ennuyeux.

Si vous voulez voir un vrai Raoul Nordling de cinéma, allez plutôt revoir Orson Welles dans le film de René Clément: « Paris brûle-t-il? »

Soyez Schnock !…….. Critique aisée 14

Soyez Schnock
Ça coûte cher, quatorze euros et cinquante cents. C’est fait sur du beau papier. C’est plein de textes et de photos rigolotes ou émouvantes.  C’est sans aucune publicité. C’est trimestriel. C’est une sorte de magazine. C’est, selon le bandeau de titre, « la revue des vieux de 27 à 87 ans« . C’est, d’après la quatrième de couverture, celle qu’il vous faut si, vous aussi, « vous ressentez l’envie d’échapper à l’hystérie de l’époque en faisant un pas de côté et en tournant poliment le dos au jeunisme ambiant« . C’est Schnock.
Le numéro de Printemps porte le numéro 10. J’en déduis que ça fait plus de deux ans que Schnock existe et qu’il m’a fallu attendre une recommandation de dernière minute du Masque et de la Plume pour le découvrir lundi dernier.
Le sujet principal du numéro de Printemps de Schnock est Guy Bedos. Non, ne  raccrochez pas tout de suite! Je suis d’accord avec vous: même s’il m’a fait bien rire dans les années soixante-dix, je n’aime pas beaucoup ce rentier de la méchanceté qu’il est devenu avec les années quatre-vingt. ( A noter qu’ on a fait depuis bien pire en matière de méchanceté, avec le fils de Guy, Nicolas, deux fois plus méchant et dix fois plus con). Ne raccrochez pas tout de suite et laissez moi le temps de dire que le vrai sujet de ce numéro est la dilogie (mon correcteur d’orthographe me refuse obstinément ce mot, mais vraiment, diptyque, ça fait trop pédant) d’Yves Robert: « Un éléphant, ça trompe » et « Nous irons tous au paradis ». Le sujet est traité par cinq interviews: Guy Bedos, Claude Brasseur, Anny Duperey, Marthe Villalonga et Victor Lanoux. (Jean Rochefort absent, pourquoi, ce n’est pas dit) Je suis certain qu’au seul énoncé de ces noms, vous êtes déjà en train de revoir les films, les parties de tennis, les rigolades, les engueulades, les farces de ces quatre copains dont on aurait aimé être le cinquième. Je suis sûr que vous êtes en train de tenter de vous rappeler certaines répliques:

« J’aime beaucoup vos seins, surtout le gauche »,

« Tu me sommes à moi! Tu me sommes à ta mère! »,

« Je t’ai demandé personnellement de ne pas lober cette semaine! »….

La première interview, et la plus longue, est celle de Bedos. Non, non! Ne raccrochez pas encore. Malgré une absence totale de modestie, qui serait pourtant parfois bienvenue, l’interview est intéressante et nous en apprend sur la carrière de Bedos, enfin, celle d’avant, sur ses amitiés, sur le tournage des deux films. Une obsession cependant est omniprésente (puisque c’est une obsession), c’est celle que Bedos a de tout classer, absolument tout, entre droite et gauche, y compris ses amis, qu’ils soient de droite ou de gauche. Je n’aime pas, je n’aime plus Bedos. Mais quelqu’un qui a pour ami Jean Loup Dabadie, qui a de l’admiration pour Jean Yanne, et qui a mis le pied de Pierre Desproges à l’étrier ne peut pas être totalement mauvais. Si?
Claude Brasseur est plus modeste et plus subtil quand il dit comment il a été choisi pour jouer et comment il a joué un homosexuel caché.
Anny Duperey dit très brièvement que deux des grands regrets de sa carrière ont été que son rôle dans le premier film soit si court et qu’elle n’en ait pas eu dans le second.
Dans son interview, Marthe Villalonga se ressemble, en plus calme. Elle n’avait, et n’a toujours, que deux ans de plus que Bedos quand elle jouait sa mère omniprésente.
L’interview la plus brève est celle de Victor Lanoux, qui fait un sympathique éloge de Dabadie et d’Yves Robert.

Le reste du magazine comprend:
-une analyse intéressante de Droit de Réponse. Mais si, rappelez-vous, cette émission où seuls Michel Polac et ses amis avaient le droit de répondre.
-un bel et long  article sur le rêve et l’échec français de Facel-Véga
-une suite d’anecdotes sur Léo Ferré
-la vie et la mort de Tintinville
-un portrait de Jean Pierre Melville
-etc, etc, etc…

Si vous n’êtes pas tendance, si vous avez aimé les années soixante et soixante-dix, alors, avant d’être vieux, soyez Schnock!

La Princesse, l’Ours et le Chasseur – Critique aisée 13

Fenêtre sur Cour. Alfred Hitchcock

Tout le monde, du moins je l’espère, tout le monde a déjà vu « Fenêtre sur cour ».
Ces derniers temps, la télévision spécialisée l’a repassé régulièrement en version « longue ». (Cette appellation est ridicule car il ne peut pas y avoir de version « longue » de ce film, il ne peut y avoir que des versions trop courtes.)
Bien que ce film soit, avec La Prisonnière du Désert et La Règle du Jeu, celui que j’ai vu le plus grand nombre de fois, je l’ai regardé à nouveau, deux fois. J’ai beau connaître chaque plan, chaque réplique, chaque ensemble porté par Lisa Carol Fremont, j’ai beau connaître la vie de chaque personnage de cette cour miraculeuse, le pianiste, la danseuse, les jeunes mariés, la femme esseulée, le couple au chien, je suis pris à chaque fois. Avec L.B. Jefferies, j’attends, je suis Jeff. Dans mon demi-sommeil de convalescent, dans la chaleur de l’été new yorkais, j’attends la visite de Lisa. Et quand elle apparait, quand elle sort de l’ombre et du flou de mon demi-rêve, quand son visage se précise en se rapprochant du mien, alors elle est si belle, si douce et si aimante que j’en ai presque les larmes aux yeux.
Et puis, le cinéma reprend ses droits, la caméra devient objective, le gros plan change et on voit de profil les visages de Grace Kelly et de James Stewart se rapprocher pour un tendre baiser. À ce moment, les cinéphiles ne pourront pas ne pas remarquer le très léger ralenti, le très léger saccadé du mouvement qui les rapproche. Je n’ai jamais pu analyser ni vraiment comprendre les raisons de ce choix de réalisateur, ni lire quoi que ce soit qui puisse me l’expliquer, mais cet effet si spécial et si discret, presque subliminal, donne à cette scène de baiser, en principe ultra-classique, une très grande originalité et un aspect féérique. Le beau chevalier endormi est réveillé de son sommeil de cent ans par le baiser de la princesse charmante.
Il n’est vraiment pas souhaitable que je raconte la suite du film. Je ne ferais que l’abimer.
Voyez le, regardez-le, décortiquez le. Appréciez les aphorismes gouailleurs de l’infirmière, les toilettes et les accessoires du top model, les fétiches du grand-reporter, les humeurs du pianiste, celles de la danseuse et tous les détails minuscules qui font vivre les micro-personnages dans le petit tableau de leurs fenêtres accrochées au mur de la cour.
Fenêtre sur Cour est une pièce de théâtre, une comédie de mœurs, une présentation de mode, un film à suspense, un film parfait, qui se boucle sur lui-même avec sa dernière image qui vous invite à reprendre l’histoire à son début.

Marchais est un village de l’Aisne, à quelques kilomètres à l’Est de Laon. En 1975, une aile du château de Marchais a brûlé, laissant cependant la vie sauve à sa propriétaire, Charlotte Grimaldi de Monaco, mère du Prince Rainier III.
Un an plus tard, les assureurs, courtiers et experts qui avaient participé au règlement du dossier d’indemnisation furent invités par le Prince pour une chasse sur le domaine de Marchais. Je fis partie de la bande.
Le grand jour approchait. Nous avions fourbi nos armes, nos voitures et nos habits de chasse. On nous avait instruits de la façon de s’adresser au Prince : Monseigneur, etc…Nous étions une dizaine. Lorsque nous nous retrouvâmes le fameux matin dans la cour du château pour un dernier briefing, le chef du protocole nous apprit que la Princesse Grace avait tenu à participer à cette journée de chasse, accompagnée de sa fille Stéphanie. Elle nous retrouverait à la dernière battue du matin pour déjeuner avec nous. Il nous fut précisé que la formule d’appel pour lui adresser la parole était simplement « Madame ».
Je n’osais pas croire à cette chance extraordinaire qui allait m’être donnée de rencontrer non pas une princesse régnante, mais la jeune mariée du Train Sifflera Trois Fois, la riche héritière de High Society et l’amoureuse de Fenêtre sur Cour, lui parler cinéma, la faire rire peut-être…
Le Prince arriva enfin, accompagné d’une petite fille brune et vive et d’un grand bonhomme. C’était Stéphanie et son garde du corps. Il était dix heures du matin. Les présentations furent faites rapidement et la chasse pût commencer.
Rainier me faisait penser à un gros ours, doux et taciturne. Plusieurs fois au cours de la chasse, je me trouvais placé à côté de lui, et je pu constater que c’était un excellent tireur. Ayant réussi en sa présence un magnifique « coup du roi », j’eu même droit à ses félicitations. Poursuivant la conversation qu’il avait lui-même engagée, banalement je lui demandai :
-« Monseigneur, est-ce que vous venez souvent chasser ici?
-Non, deux ou trois fois seulement dans l’année. »
Après un petit temps de silence il poursuivit:
-« Ici, c’est chez ma mère, vous savez, alors on ne peut pas faire ce qu’on veut…  »
Nouveau silence:
-« J’ai une autre chasse en Sologne, avec un ami. Là, on peut s’amuser… »
Je n’étais pas certain de comprendre ce qu’il entendait vraiment par « s’amuser », et ne le sus jamais, car la battue reprit.
Vers midi et demi, Grace Kelly (je n’arrive pas à penser à elle comme Madame Grimaldi) nous rejoint à la fin de la quatrième battue dans une Range Rover aux armes de la principauté. Les présentations sont faites dans une allée en sous-bois devant les faisans alignés sur le sol.
Elle a quarante-six ans. Dans sa très simple tenue de chasse, elle est simplement magnifique. Elle dit quelques mots, je ne sais plus lesquels. Nous rentrons, ébahis, à pied vers le château qu’elle rejoint en voiture. De là, nous repartons en caravane derrière la Range-Rover. Nous traversons le village de Marchais dont les habitants se découvrent et saluent au passage du convoi. Nous arrivons bientôt dans une auberge de campagne réservée pour cette occasion. Le chef du protocole prend discrètement les choses en main et nous assigne nos places à table. En tant que plus jeune et moins important des invités, je suis placé loin de la Princesse, et, de surcroît, du même côté de la table qu’elle, ce qui fait que, pour la voir, je devrai me pencher impoliment devant mon voisin de gauche. Par contre, j’ai une un très bonne vue sur Rainier, qui ne dira pas grand-chose de tout le déjeuner, et sur Stéphanie, qui ne cessera de discuter à mi-voix et de rire avec son garde du corps.
La préséance a placé de part et d’autre de la princesse l’assureur, l’homme le plus timide de notre groupe, et le courtier, que je connais pour avoir chassé plusieurs fois avec lui. Depuis longtemps, je l’ai surnommé Tartarin de Tarascon, car il ne parle que de chasse et de pêche, avec une forte tendance à insister sur la taille de ses prises et la férocité de ses gibiers. J’imagine les murs de son salon couverts de massacres, de photographies d’Afrique et de râteliers à fusils, et son parquet garni de peaux de bêtes à gueules ouvertes. Il fait partie de ces gens qui sont persuadés que leur secrétaire, leur chauffeur, leur moniteur de ski, leur guide de chasse, le barman du Ritz, et même leur chien, les aiment, et vont le répétant à toute occasion. D’où je suis, en me penchant de temps en temps, j’arrive à voir que Tartarin a entrepris Grace. Il parle, il parle, cet abruti, peut-être de ses exploits et la princesse acquiesce en souriant doucement. Je suis furieux et mortifié. Je hais Tartarin qui, tout en frétillant de la moustache, se rend ridicule et nous rend ridicules aux yeux de cette femme sublime qui ne peut que s’ennuyer auprès de ce goujat.
Le repas se termine, la princesse se lève avant qu’on ne serve le café. Nous nous levons aussi. Elle se déclare désolée de devoir nous quitter déjà. Elle est heureuse d’avoir passé ce déjeuner si agréable en notre compagnie. Sans doute pour couper à de fastidieux au-revoir individuels, elle quitte la salle immédiatement, suivie par sa fille, le garde du corps et le prince Rainier qui la raccompagne à sa voiture.
Le silence règne maintenant dans la salle à manger de l’auberge, puis, les conversations reprennent petit à petit, et j’entends Tartarin qui s’adresse à l’assureur timide :
– » Elle m’adore !  »
A la prochaine battue, je le tuerai.

871-CINEMATOQUIZ 2

The Grand Budapest Hotel. Critique aisée 10

(Pas) Drôle de Palace

The Grand Budapest Hotel
Film de Wes Anderson, avec Ralph Fienes, Tilda Swinton, Harvey Keitel, Mathieu Amalric, Lea Seydoux, Bill Murray, Ed Norton, Jude Law, Owen Wilson, Adrien Brody, Willem Dafoe, Jeff Goldblum, etc, etc…

Vous avez vu la distribution, là, juste au-dessus ? J’aurais dû me méfier.
Dans l’histoire du cinéma, il est extrêmement rare qu’une superproduction dans laquelle on a réuni un si grand nombre d’acteurs de premier plan soit une réussite.
Pourtant, Hollywood renouvelle l’expérience à peu près tous les cinq ans. Et souvent, ça marche, commercialement parlant s’entend. Pourquoi ? Parce que chacun y met du sien.
De leur côté, les comédiens importants y participent volontiers comme ils donneraient leur concours à une fête de bienfaisance. Probablement peu payés, ils sont ravis de se grimer, d’incarner de tout petits rôles à contre-emploi, qui leur permettent d’adresser des clins d’œil à leur public habituel.
Quant au public, lui, il est attiré par cette pléiade d’acteurs, conditionné par une campagne promotionnelle pas trop mal faite, ébloui par une bande annonce rythmée et prometteuse et canalisé par une critique unanime (mon professeur d’écriture littéraire dirait que « pléiade d’acteurs » et « critique unanime » sont deux syntagmes figés, forme à éviter autant que possible ; bon, d’accord, mais comment exprimer autrement et en si peu de mots que Pariscope, Daily telegraph, The Guardian, Ecran Large, Elle, Journal du Dimanche, Le Figaro, Le Monde, Les Inrocks, La Croix, Marianne, Nouvel Obs, Le Point, Télérama -ah ! l’article de Télérama(1) !-, Le canard Enchainé, ont donné d’excellentes notes à Grand Hôtel Budapest)

Pour moi, J’ai trouvé ce film très décevant et plutôt ennuyeux.
Pourtant, je commencerai par le seul point positif que j’ai pu y trouver : les décors. Parfois reconstitution très soignée de ce qu’on imagine avoir été le grand luxe des années folles, parfois pur carton-pâte totalement assumé, poétique et rigolo, le mélange des  deux genres est surprenant et finalement plaisant, malgré une volonté  esthétique souvent très appuyée. Les costumes suivent. Dans la colonne de gauche (celle de l’actif), on ajoutera donc les costumes aux décors.
Mais on pourra  mettre tout le reste dans la colonne de droite.
En tant que ressorts comiques, le film utilise le décalage, le loufoque et la poursuite. Mais les décalages sont  répétitifs, le loufoque sans rythme, et les poursuites interminables.
Ce pauvre Ralph Fienes, d’habitude plus subtil, en est réduit à rejouer sans arrêt les deux mêmes scènes : celle de l’homme élégant, distingué et coureur de vieilles femmes riches, donnant des leçons de vie et de tenue au jeune groom admiratif, et celle du même homme, élégant, distingué et tout et tout, mais dépassé, éperdu dans des situations dangereuses et burlesques.
Bref, on s’attendait à une comédie brillante, sophistiquée, rapide et légère et on se retrouve avec un film au montage laborieux, au comique répétitif, avec pour couronner le tout une intrigue sordide et confuse. Pendant quatre-vingt-dix minutes de film, dans cette salle à moitié pleine, le lendemain de la sortie, on n’a pas entendu un seul rire.
Bon, il y a les décors, d’accord. Et les costumes, d’accord.
N’empêche, j’aurais dû me méfier.
Maintenant, vous êtes prévenus ; vous avez d’un côté, le syntagme figé de la critique unanime et, de l’autre, le spectateur figé du jeudi matin, moi, tout seul!
Vous devriez vous méfier.

Note (1)
On peut dire de Wes Anderson qu’il a la carte.
Louis Guichard, critique à Télérama, dans sa chronique on ne peut plus élogieuse consacrée au Budapest Hotel, écrit notamment ceci :
(…) la vieille maitresse énamourée et octogénaire jouée avec génie par Tilda Swinton (…)
Personnellement, j’apprécie beaucoup cette actrice qui a joué à la perfection plusieurs rôles difficiles. Mais il faut savoir que, dans le Budapest Hotel, elle apparait deux fois. La première fois, c’est pendant à peu près 2 minutes 30 secondes, dissimulée derrière un maquillage outrancier qui lui tient lieu d’expression. Quand elle apparait pour la deuxième fois, elle est dans son cercueil, totalement morte, rôle qu’elle joue effectivement à la perfection, avec génie. Mais jusqu’où ira l’enthousiasme de Monsieur Guichard ?
Eh bien,  jusqu’à déceler un clin d’œil évident (sic) à Max Ophüls dans le fait que le personnage que joue Tilda Swinton, la comtesse Desgoffe und Taxis, est appelé familièrement Madame D. par le personnel de l’hôtel, ce qui constitue selon le critique une subtile référence au film « Madame de… », histoire d’une ravissante aristocrate frivole incarnée par Danielle Darrieux en 1953. Allez plutôt revoir « Madame de… » et goutez la différence.