A l’enterrement d’Alexis

Il y a environ 4 ans, j’étais allé à un enterrement, celui d’Alexis.

À l’enterrement d’Alexis, je n’ai reconnu personne.

Nous n’avions jamais été vraiment ami, mais ce grand bonhomme m’avait impressionné. Haute taille et forte voix, fière allure et confiance en soi, esprit acéré et vive intelligence, il était mon aîné de peu. Quelques années avant moi, il avait fait les Ponts et suivi les cours du CEPE. Je devais lui succéder en tant qu’ingénieur trafic et économiste dans une étude d’autoroutes au Liban. Il avait bâti la méthode, je n’avais plus qu’à l’appliquer. Ce fut facile. Au cours des cinq ou six années qui suivirent, je le retrouvai plusieurs fois, au hasard de nos missions, à Téhéran, à Athènes, à Manille… Tous deux définitivement de retour à Paris, chacun pour des raisons différentes, nous avions instauré un déjeuner hebdomadaire auquel nous conviions un ou deux anciens du BCEOM ainsi qu’un étranger à ce tout petit monde. Créée un peu artificiellement, cette jeune coutume n’avait pas duré bien longtemps et nous nous étions perdus de vue pendant des années. Je l’avais croisé un jour rue des Écoles. Nous avions pris un café en face du Champollion. Était-ce il y a cinq ans ? Ou bien dix ? Je ne sais plus. Notre rencontre fut ratée, décevante. Il dut me trouver léger et inintéressant. Je le trouvai triste et suffisant. La nouvelle de sa mort, parvenue par une vague association d’anciens de je ne sais quoi, m’a quand même touché. Pourquoi ? Je ne suis pas sûr. Était-ce parce que j’avais toujours gardé pour lui un fond d’admiration ? Était-ce parce que sa disparition, qu’à son âge on peut encore, mais plus pour longtemps, qualifier de précoce, ne collait pas avec l’impression de force qu’il donnait ? Était-ce parce que nous avions quelques points commun, dont l’âge et la formation ? Toujours est-il que j’ai décidé sans hésitation de me rendre à la cérémonie religieuse à l’église Saint-Germain-des-Prés. J’espérais sans doute y rencontrer quelques connaissances, Oblin, Koch, Merlot, Mellier, Roby…prendre un café avec l’un d’entre eux ? Peut-être même déjeuner quelque part ? Mais à l’enterrement d’Alexis, je n’ai reconnu personne. Me sont revenus quelques mots de Prévert : « Sont-ils morts, disparus ou bien encore vivants? Oh Barbara, il pleut sans cesse sur Brest… » Alors, je me suis demandé ce que je faisais là, vraiment. J’ai quitté la cérémonie avant la fin. J’ai inscrit quelques mots sur le registre mais je n’ai pas laissé mon adresse. Et je suis rentré chez moi, sous le soleil étonnant de cette fin de matinée de Mars. J’ai pris la rue des Ciseaux, où j’allais souvent dans un restaurant de viande remplacé aujourd’hui par un sushi, puis la rue des Canettes où j’avais dîné pour la première fois à côté de Sophie, puis la place Saint-Sulpice où j’avais pris une si belle photo. J’ai remonté la rue Férou, où habitait d’Artagnan. Pour la millionième fois, j’ai traversé le Luxembourg où j’étais passé à tous les âges. Une seule table d’échecs était occupée, un seul court de tennis. Ce n’était pas encore l’heure. Le bassin était vide de bateaux — jeudi, jour de classe — vides aussi les pelouses de l’entrée Sud, hier couvertes d’étudiants. Trop tôt, trop humide. L’esprit vide, je me suis assis dans un des fauteuils bas qui faisait face à la pelouse et au soleil, tous libres. Les pieds sur une chaise, j’ai fermé les yeux. La cloche du Sénat a sonné midi. La chaleur du soleil a traversé mes vêtements. Des mots et des rires ont traversé la pelouse. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu qu’ils revenaient, les étudiants. Et j’ai oublié Alexis.

ET DEMAIN, FLAUBERT ÉCRIT À FEYDEAU

5 réflexions sur « A l’enterrement d’Alexis »

  1. Bonsoir Sim. La vie est faite d’occasions manquées, c’est vrai, mais vous l’avez peut-être remarqué, je ne suis pas adepte des repas d’anciens. Mon envie de me rendre à la cérémonie pour Alexis et puis, un peu plus tard, celle d’écrire ce texte avaient été dictés par la nostalgie d’une époque, d’un genre de vie qui pour moi n’a duré que quelques années, 5 ans au BCEOM, 2 ans chez Renardet Sauti. J’ai ensuite pratiqué pendant 33 ans un métier sans aucun rapport avec les transports, les routes, leur économie ni même avec les ponts et les chaussées.
    D’ailleurs, dans tous mes textes, je n’ai presque rien écrit sur ces 7 années-là. A part deux récits-fiction : « Bonjour ! Philippines » et « Incident de frontière ».
    7 années seulement, et les plus anciennes, sur 40 ans de vie professionnelle. Je n’ai plus grand-chose de commun avec les anciens du BCEOM.
    Néanmoins, à la prochaine occasion, merci de présenter mon meilleur souvenir à ceux à qui mon nom dit encore quelque chose.

  2. Et pourtant le BCEOM était bien représenté aux obsèques émouvantes de Monsieur Alexis…que je ne connaissais pas beaucoup personnellement mais son élégance et sa distinction m’avaient marquée au cours des rencontres annuelles de l’Amicale des Anciens et amis de BCEOM. Jean KOCH bien sûr y était. C’est dommage … car c’était, malgré tout, l’occasion de renouer des liens. Hier, nous étions 18 au restaurant Racine, heureux de passer un moment ensemble. Vous avez été destinataire de l’invitation à y participer …

  3. J’ai voulu vérifier que l’adresse mail que j’ai mentionnée fonctionnait bien. Et du coup, J’ai ré-écouté, tant qu’à faire.
    Ces types-là me font pleurer, à chaque fois. Si ce ne sont pas des amis, alors qu’est-ce qu’un ami.

  4. Superbe texte, comme à l’accoutumée, qui me parle de mes propres nostalgies. La dernière fois, c’était lui, Hvorostovsky. Il est là, à votre droite. Kaufmann est toujours là, et pour longtemps j’espère.
    https://www.youtube.com/watch?v=p2MwnHpLV48
    Chaque fois qu’un chanteur-se d’opéra disparaît, c’est un peu de la musique du monde qui s’en va.
    …et puis cette sensation bizarre, de ne reconnaître personne à l’enterrement d’un ami… Cet ami avait donc des amis que tu ne connaissais pas…il était aussi dans un ailleurs mystérieux. Et ceux que tu connaissais ne sont pas venus… empêchés, morts peut-être. Ou bien c’est toi, qui n’es plus de leur monde, sans t’en être aperçu. En vérité, j’ai plus de nostalgies que d’espérances. Et vice versa, j’avais plus d’espérances que de nostalgies, avant. Bref, il pleut, allons au jardin.

  5. De la tristesse à l’optimisme, tout comme le printemps vient après l’hiver. C’est la vie quoi! Ce texte est un beau texte, un texte qui révèle la sensibilité cachée des ingénieurs, Alexis l’eût sûrement apprecié.

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