La cheminée qui fume

C’est quand j’ai atteint l’âge de cinq ans que mes parents ont décidé de prendre une maison de campagne. « Pour le petit, disaient-ils. Ça lui fera du bien. »

Ce n’était que peu d’années après la fin de la guerre et les temps étaient encore difficiles. Il n’était pas question d’acheter. Je ne sais comment, mais mon père réussit à trouver une maison forestière en Normandie, une vraie, que l’Administration des Eaux et Forêts consentit à lui louer.
Elle était adossée à la grande forêt de Lyons et dominait la petite vallée du Fouille-Broc. En contre-bas, le village de Touffreville étalait sa trentaine de maisons de part et d’autre de la petite rivière.
Si les amis qui y venaient parfois déjeuner le dimanche trouvaient qu’elle avait beaucoup de charme, cette maison n’avait aucun confort : pas d’eau courante, pas de chauffage, et à peine l’électricité. Le linteau de pierre gravée au-dessus de la porte disait qu’elle avait été construite en 1824. Elle comportait une grande cuisine, un salon de taille moyenne et une seule chambre : nous n’étions que quatre dans la famille, mon père, ma mère, ma sœur, plus âgée que moi de huit années, et moi. Ca pouvait donc être considéré comme suffisant.
Plus tard, mon père fit aménager une chambre supplémentaire dans l’ancienne étable, que nous appelions à tort l’Ecurie, puis une autre dans ce qui avait dû être un cellier. Mais pendant plusieurs années, nous avons dormi tous dans la chambre unique.

Le salon était la pièce centrale de la maison. Il communiquait avec la cuisine et la chambre par des portes opposées. Les deux autres murs comportaient chacun une lourde porte qui donnait l’une sur le Sud et la vallée du Fouille-Broc, et l’autre sur le Nord et la sombre forêt qui commençait toute proche en haut d’un talus.
Avec ses poutres apparentes presque noires, ses murs à colombages marron, son unique et basse fenêtre, son carrelage rouge foncé et son pauvre lustre qui reproduisait une petite barre à roue de bateau, le salon était toujours sombre. Nous n’y prenions pratiquement jamais nos repas, mais nous y passions les après-midi pluvieuses et les après-diners.

Peu engageante, la pièce présentait pourtant un intérêt pour les Parisiens que nous étions : elle avait une cheminée. Peu profonde, large et haute, son foyer était équipé de deux chenets modernes à têtes de chien dorées et d’une très vielle plaque de cheminée dont le bas-relief était tellement usé qu’on ne pouvait pas savoir si ce qu’il représentait était une scène de chasse réaliste ou une scène d’amour coquine. Le manteau de la cheminée était en bois. Deux bougeoirs et deux petits éléphants en marbre vert y étaient disposés de façon symétrique. Les deux éléphants se tournaient le dos en enserrant une trentaine de livres. Si les livres, les éléphants et les bougeoirs nous appartenaient en propre, c’est sans doute un occupant précédent qui avait laissé les deux mousquets allongés dans le râtelier à fusils qui surplombait le manteau de la cheminée. Ces deux armes étaient de tailles inégales, l’une fine et élancée et l’autre courte et trapue. Au bout du canon de la plus longue était accrochée une trompe de chasse.

Dès que nous avions pris possession de cette maison, mon père avait entrepris de faire du feu dans la cheminée. Il disait que cela rendrait chaleureuse cette pièce plutôt lugubre et que ce serait un plaisir pour lui de jouer le soir aux petits chevaux avec ses enfants en fumant la pipe et en buvant un petit verre de calvados tout en se chauffant le dos aux flammes odorantes.  Mais notre cheminée garantie  dix-neuvième devait être unique en son siècle : elle ne fonctionnait pas.

Sitôt que les papiers journaux avait fini de brûler, dès que les pommes de pin commençaient à se consumer, à peine les premières flammes entamaient-elles l’écorce des bûches que la fumée montait pour se rassembler en rouleaux sous l’entrée du conduit et refusait de monter plus haut. Les volutes grises se mettaient à se bousculer sous  le manteau, puis, comme libérées, elles s’unissaient en un rideau qui glissait rapidement devant les livres et leurs éléphants, enveloppaient étroitement les deux fusils avant d’atteindre le plafond. Là, les fumées s’accumulaient entre les poutres en nappes voluptueuses avant de redescendre le long des murs. C’est bien avant ce moment que ma mère exigeait que l’on arrête là l’expérience, alors que les trois autres membres de la famille, toussant et riant, protestaient pour qu’on la poursuive.

A part refaire la cheminée, tout fut essayé pour qu’elle fonctionne : on combina scientifiquement l’ouverture et la fermeture de toutes les portes et fenêtres du salon et des pièces voisines, on rehaussa le foyer en l’installant sur des briques, on utilisa même un ventilateur pour repousser la fumée vers le conduit. Rien n’y fit. Allumer ou non cette cheminée devint un sujet traditionnel de disputes et de plaisanteries.

Les livres de la cheminée étaient tous de la Série Noire. J’ai appris depuis à connaitre cette collection, alors révolutionnaire, qui a édité les meilleurs auteurs aux côtés des plus mauvais. Mais à l’époque, je n’avais pas le droit d’y toucher. Pourtant, leurs titres étranges m’attiraient : Pas d’orchidées pour Miss Blandish. Sur un air de Navaja, La reine des pommes, La môme vert de gris…Ce qui me plaisait aussi, c’est qu’ils étaient tous identiques : couverture cartonnée épaisse, rigide, moitié jaune et moitié noire, dos noir entouré d’un cadre jaune, et titre en grosses lettres capitales jaunes. Ma mère n’aimait pas ce genre de littérature : trop violente, disait-elle. Mais mon père adorait cette collection et il avait fait partager ce goût à ma sœur. Ils avaient entre eux sur le sujet des plaisanteries que je ne comprenais pas toujours, mais j’aimais bien les écouter. Un de leurs jeux consistait à arranger l’ordre des livres de telle sorte que la suite des titres forme des phrases approximatives (*). Plus les phrase étaient bancales, osées ou absurdes et plus ils riaient.

Pour moi, c’étaient les fusils qui m’intéressaient le plus. Mais à eux non plus je n’avais pas le droit de toucher : trop lourds, trop dangereux, trop fragiles disait mon père.

Un dimanche, alors qu’un ami de mon âge était venu avec ses parents pour passer la journée dans notre campagne, et tandis que les grandes personnes étaient parties faire un tour en forêt, nous avions décroché les deux fusils. Pendant plus d’une heure, nous avions tués des milliers de bisons, des centaines d’indiens et des régiments d’allemands.
Mais à un moment, alors que je bondissais hors d’une tranchée, je laissai tomber mon arme sur une grosse pierre. Elle se brisa en deux morceaux. J’étais terrorisé à l’idée des conséquences que mon acte allait entraîner. En réalité, la punition ne dut pas être si terrible, car je l’ai oubliée. Ma mère, qui n’aimait pas plus les armes que la Série Noire, voulut jeter aux ordures le mousquet brisé. Mon père s’y opposa fermement, mais ce que ma mère obtint c’est que les deux morceaux du fusil soient replacés tête-bêche sur le râtelier avec défense de jamais les recoller. C’était pour elle une manière de protester contre la violence tout en me rappelant ce qu’il advient quand on désobéit.

(*) Les exemplaires de la Série Noire que j’évoque ici sont à présent chez moi depuis de nombreuses années. J’ai repris à mon compte le jeu des titres que pratiquaient mon père et ma sieur et ça a donné ceci :

Qu’est-ce qu’on déguste ! <>Cocktail au pétrole <>Les spaghettis par la racine<>On tue le veau gras<>On t’fera pas de violettes <>A l’estomac ! 

Vivement mes pantoufles ! <>La belle vie<>Comment qu’elle est !<>La sirène du Mississippi <>Comme un frère <>La souris du Missouri<>Tu veux mon portrait ?<>Bas les masques  

La virée fantastique <>Balade au soleil<>Lazare n°7<>Un aller simple<>Tu peux courir…<>Le dératé <>Feu des quatre fers <>Le pavé brûle<>Maldonne<>Arnaq blues

On déboulonne <>La grande fenêtre 

La chasse est ouverte <>Le pigeon<>Le faucon de Malte<>Le gorille dans le cocotier <>Le crapaud 

A votre tour d’essayer. Avec les titres de la collection Harlequin, ça devrait etre intéressant.

 

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