La Traversée de Paris

Couleur café (4 ) 

La Traversée de Paris
45 rue Poliveau, Paris V

Entre les Gobelins et le Jardin des Plantes, précisément à l’angle de la rue Poliveau et de la rue Geoffroy Saint-Hilaire, il y a un café qui s’appelle « La Traversée de Paris« . Ce nom lui a sans aucun doute été donné en hommage au film du même nom, tiré lui-même du roman éponyme de Marcel Aymé. Le film était aussi réussi que le roman, drôle et cruel, sur la rencontre de deux égoïsmes dans le Paris de l’occupation allemande. On peut y voir une prestation extraordinaire de de Funès dans le rôle d’un charcutier nommé Jambier qui se livre au marché noir dans le sous-sol de sa boutique. Jambier y égorge un cochon tandis que Bourvil, porteur de valises, joue de l’accordéon pour couvrir les cris de l’animal et que Gabin, artiste peintre anar, fait monter les enchères en hurlant de manière à ce que tout le quartier entende: « Jambier, 45 rue Poliveau, c’est trois mille francs !« . Bref, tout ça pour expliquer pourquoi le café s’appelle « La Traversée de Paris« .
Le quartier n’a pas dû bouger beaucoup depuis l’Occupation. Les immeubles ont été ravalés et entretenus, mais à part ça, ils sont restés les mêmes qu’il y a soixante dix ans. Deux ou trois étages, crépi clair, pas de pierre de taille, toits de tuiles visibles depuis la rue, fenêtres en désordre. La fac Censier, pourtant toute proche, n’a pas encore osé faire déborder sur la rue Poliveau ses tristes immeubles des années 70.
J’entre donc dans La Traversée de Paris un matin de bonne heure. La salle est propre et confortable. La décoration a été sans doute refaite récemment, mais ça ne se voit presque pas car on a voulu conserver l’esprit bistrot populaire. Des photos de Gabin, Bourvil, de Funès sont accrochées aux murs, les banquettes sont en moleskine rouge, les tables en bois brun et le carrelage en carreaux brisés jaunes et marrons. Le bar est en zinc et les robinets à bière en acier inox. Seul anachronisme, l’écran plat de la télévision accroché à un mur de la salle diffuse silencieusement la lumière bleue de BFM TV.
Je suis encore le seul client. La serveuse, peut-être est-ce la patronne, apparait en se relevant de derrière le comptoir. Elle est d’un modèle totalement adapté au bistrot : ou bien on l’a choisie pour ça, ou bien elle s’est fait la tête de l’emploi. C’est une grande fille maigre entre trente et quarante ans. Son visage en lame de couteau a l’air bien fatigué. Ses cheveux longs et blonds tombent raides jusqu’en dessous des épaules sur un chemisier blanc collant et sans manches. Elle porte un pantalon moulant gris clair et des bottes mousquetaire noires à talons hauts. D’une voix ni aimable ni désagréable, mais avec un accent parisien bien marqué, elle me demande  » ce que ce sera « . Ce sera café-croissant. Elle me sert à ma table et retourne à ses travaux d’ouverture du matin.
Trois hommes arrivent successivement au comptoir. Bien sûr, ils se connaissent. Ils portent pratiquement la même tenue : jean bleu ou bleu de travail, grosse ceinture de laquelle pend un trousseau de clés, blouson en cuir ou en jean. Chacun s’assied sur un des tabourets du bar. Me voilà contemplant trois bonnes paires de fesses serrées dans du tissu bleu, portant chacune une demi-douzaine de clés en pendentif et surmontées de trois larges dos et de trois solides paires d’épaules voûtées vers le comptoir. Leurs ressemblances s’arrêtent là. Les consommations sont différentes : un café serré, une noisette, et un demi. La conversation est peu fournie. Café-Serré dit que les jours raccourcissent, tandis que Noisette se plaint du temps. Demi-Pression fait part de son mal de tête d’une voix légèrement pâteuse. Arrive un quatrième homme. C’est un ex-beau-mec. Il porte quarante ans, une barbe de trois millimètres, un jean serré et un blazer bleu marine sur une chemise blanche ouverte. Malgré l’heure matinale et le gris du ciel, il porte aussi des lunettes de soleil. A sa façon de faire à la serveuse une cour qui ressemble à un jeu convenu et quotidien, on voit tout de suite que, lui aussi, c’est un habitué. Le rituel du flirt achevé, Ex-Beau-Mec s’adresse à la salle toute entière:
— Vous avez vu la centenaire qui devra payer des impôts cette année pour la première fois de sa vie ! Vraiment, ils charrient !
Ça, c’est un bon sujet et la conversation est maintenant lancée comme un galet qui ricoche sur la surface d’un lac. Elle rebondit une première fois sur les impôts en général, passe rapidement sur la politique pour retomber en faisant des ronds sur les politiciens-tous-pourris. Bref silence pour saluer l’unanimité de cette constatation. Puis elle repart, sans autre logique que celle de traiter d’un sujet de mécontentement. C’est la serveuse qui renvoie la balle :
— Hier soir, j’ai regardé Une Famille En Or. Tu sais, c’est un jeu avec une famille de cinq, hein ? Hé ben, la famille qui a gagné, cinq blacks, mon vieux ! Non, faut arrêter, les mecs!
Brouhaha d’approbation générale.
Dans mon coin, je pense que si ce jeu télévisé concerne bien une famille, et que cette famille est noire, il est assez fréquent que la totalité de ses membres soient de la même couleur. Mais je m’abstiens de faire part de cette remarque statistique.
— Moi, c’est simple, dit Demi-Pression d’une voix exagérément avinée, pour venir bouffer ici le matin, je vais prendre une boîte de cirage et me la tartiner sur la figure !
Cette plaisanterie approximative ne déclenche que quelques ricanements polis.

Pendant ce brillant échange, deux femmes sont entrées dans le café et se sont installées à une table dans un angle. Elles sont très visiblement américaines, jumelles et en surpoids. Elles ont une petite quarantaine et paraissent ravies du spectacle qui leur est donné. Je me demande quel hasard ou quel guide touristique les a amenées dans ce bistrot. Cinéphiles peut- être, ou en attente de l’ouverture de la Mosquée. Devant leur café allongé, leur croissant et leur jus d’orange, elles observent avec ravissement cet échantillon d’humanité, membres d’une tribu dont, finalement, je fais partie.

 

3 réflexions sur « La Traversée de Paris »

  1. Indépendamment du film et du bistro, j’ai trouvé dans le texte deux images qui m’ont plu. La première, une conversation qui se poursuit comme un galet lancé en ricochet sur l’eau. On imagine tout de suite. La deuxième, c’est l’effet miroir de la fin, l’auteur s’inclut dans le tableau. Du Rembrandt!
    @ Jean: je ne sais pas si la 2 CV Citroën est une manifestation d’arts premiers pour les américains, ça y ressemble c’est vrai, comme le Vélosolex probablement, en tout cas la DS 19 Citroën est je crois (si la mémoire ne me joue pas un tour) entrée dans un musée d’art de son vivant aux EU.

  2. Qu’on ne me demande pas pourquoi, ce texte me fait penser à cette émission américaine dans laquelle un garagiste et son équipe retapent des voitures anciennes. Un jour on leur amène une 2CV. La nôtre. La deuch.
    Les types étaient pliés de rire chaque fois qu’ils démontaient une pièce. Tels la poule qui découvre un ouvre-boîte.
    J’imagine qu’ils ont réussi à la restaurer correctement, en tous cas ils ont fini par reconnaître que cette voiture était une gentille saloperie.
    Tout ce qui est français doit être pour les américains une manifestation d’arts premiers.

  3. Y-a pas de doutes, le bistro d’aujourdh’hui a bien gardé le l’authenticité et l’atmosphère de la charcuterie de 1942, celui film (pour la présence d’américaines faudra attendre 1944), à un detail près si la serveuse est la patrone, Madame Jambier en bonne charcutière profiteuse à fond de l’opportunisme du marché noir, était comme il se devait ronde, jouflue, contente, craintive tout de même, une vraie truie.

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