Go West ! (108)

(…) Je me suis laissé tomber, assis sur le lit. Elle s’est assise à côté de moi et nous sommes restés un moment comme ça, moi, la tête entre les mains, elle, me caressant le dos. Et puis elle m’a poussé doucement sur le côté jusqu’à ce que je m’allonge ; je n’ai pas résisté et, tout de suite, je me suis couché en chien de fusil, ramassé sur moi-même ; elle en a fait autant, son corps collé au mien, imbriqué. J’ai dû m’endormir avant elle.

Les derniers jours qui me restaient à vivre avec Patricia, seize exactement, d’abord à Washington puis, pour finir, à New-York, ne se sont pas passés comme je l’avais espéré. Et pourtant, tous ces jours, toutes les nuits qui les ont suivies, nous les avons vécus côte à côte, tous les deux, dans la même maison ou dans la même chambre d’hôtel, sans que personne ne nous dérange ni même ne nous observe. Nous avons dormi ensemble, nous avons pris des petits déjeuners ensemble, nous sommes allés au cinéma et au théâtre, nous avons pris l’avion ensemble, roulé en voiture, pris le métro, visité des musées et des grands magasins, flâné dans des rues et dans des jardins… Presque tout ce qu’on doit faire ou voir à Washington et à New-York, nous l’avons fait, nous l’avons vu. Pendant ces quelques jours, notre vie a ressemblé à celle d’un couple en vacances. C’était un peu comme si, Patricia et moi, nous étions en voyage de noces. Seize jours dont je n’aurais jamais osé rêver. Mais le cœur n’y était pas… pas vraiment.

Au retour de la baie de Chesapeake, quand nous étions arrivés devant sa maison, je n’avais pas la moindre idée de ce que Patricia allait faire. La fin de la nuit avait été difficile tant pour elle que pour moi et, depuis que nous avions quitté le Candlewood Motel, nous n’avions pas échangé trois mots. Rester de marbre dans la voiture pendant le temps du voyage n’avait pas été difficile, mais maintenant que nous étions dans sa maison, seuls, au pied de l’escalier qui menait à sa chambre, je ne savais plus quel comportement adopter. Fallait-il déclarer qu’il valait mieux que nous nous séparions et partir dignement ? Mais est-ce que je pouvais envisager seulement de partir ? Est-ce qu’à cette seule idée, je ne sentais pas un grand vide se créer devant moi ? Est-ce que je n’espérais pas secrètement qu’elle me retiendrait ? Alors, fallait-il lui dire que je lui pardonnais son infidélité et rester, en espérant qu’elle se jette dans mes bras ? Mais arriverais-je à effacer l’image de ce vieux cochon couché sur elle ? Rester ? Partir ? En fait, je ne savais pas ce que je voulais. Alors, comme souvent, j’avais choisi de ne rien dire, d’attendre et de voir venir.

Arrivés en haut de l’escalier, impénétrable, Patricia m’avait désigné une porte en me disant :
— Tu peux prendre la chambre de Walter, si tu veux. Je vais te donner des draps… Je suis fatiguée… Je vais me coucher.
Il n’était pas encore midi.

Patricia s’était enfermée dans sa chambre et je l’entendais téléphoner. Pourquoi faut-il toujours qu’une fille téléphone à une autre fille dès qu’il se passe quelque chose dans sa vie ? À moins que ce ne soit à Carver qu’elle téléphone… Moi non plus, je n’avais pas beaucoup dormi, mais je n’avais pas sommeil. Alors, j’ai trainé longtemps à l’étage. J’ai commencé par faire mon lit dans la chambre de Walter. Ensuite, j’ai tourné dans la pièce, examinant les photos fixées aux murs, ouvrant les placards, les tiroirs du bureau, fouillant sans vergogne dans les boites et les cahiers d’un gamin de douze ans ! Puis je suis passé à la chambre des parents ; j’ai recommencé à fouiller, lentement, avec soin, à la recherche de je ne savais encore quoi. C’est un peu plus tard, en parcourant le rez-de-chaussée en tous sens, que j’ai compris ce que je cherchais : une photographie. Patricia m’avait dit que John Carver et son père étaient amis et que les deux familles se fréquentaient. Il y avait donc forcément quelque part une photo sur laquelle Carver figurerait. Je l’imaginais, cette photo, complaisante, prise par un serveur du restaurant du Country Club, montrant de face les deux familles, éclatantes de santé, avec au centre, Carver, la quarantaine avantageuse, le sourire rectangulaire, bronzé comme il se doit, athlétique mais pas trop, la main, déjà possessive, affectueusement posée sur l’épaule d’une jeune fille de seize ans à peine, dans laquelle je n’aurais aucun mal à reconnaitre la Patricia d’aujourd’hui. Mais si une telle photo existait, il y avait plus de chances qu’elle soit dans la chambre de Patricia que dans le reste de la maison. Je ne l’ai pas trouvée.

Plus tard, je me suis installé devant la télévision. J’y ai vu en entier un interminable match de football puis les informations de 7 heures, en entier aussi. Hier, à Berlin, un type de dix-huit ans s’était fait tuer par un garde-frontière Est-allemand alors qu’il tentait de passer à l’Ouest. Plus tard encore, c’était le trentième épisode de la troisième saison de Bonanza. Je me suis endormi sur le canapé. Quand je me suis réveillé, perché sur une échelle, Gene Kelly chantait son amour à Debbie Reynolds… Chantons sous la pluie. Passé le baiser final, je suis monté à l’étage gratter à la porte de Patricia. Elle n’a pas répondu. Je suis redescendu m’affaler devant la télévision.

Patricia avait rejoint Gene Kelly en haut de son échelle et tandis que, d’en bas, je filmais la scène, elle le regardait amoureusement. Puis elle lui nouait autour du cou un long foulard de tulle bleu ciel flottant au vent. Ensuite, elle l’embrassait, longuement, passionnément, puis elle redescendait et, à mi-hauteur de l’échelle, se penchait vers moi et me caressait la joue.
— Bonjour, Philippe. Ça va mieux ?
J’ai ouvert les yeux, hagard. Elle était debout près du canapé.
— Sais pas… Je rêvais.
J’ai pris sa main et je l’ai ramenée contre ma joue. Patricia était habillée, coiffée, maquillée, fraiche, pimpante. Je me sentais sale, fatigué, de mauvaise humeur. Elle a dit :
— Tu te rends compte ? Il est presque onze heures et le soleil brille ! Allez, tu as assez dormi ! Lève-toi !
— Tu ne travailles pas ?
— Non. Aujourd’hui, c’est vacances ! Je t’emmène visiter la capitale des États-Unis d’Amérique !

Patricia m’avait accordé une demi-heure pour me préparer avant que nous ne partions pour le Capitole et c’est sous la douche que je tournais et retournais dans ma tête tout un tas de questions : pourquoi, tout à l’heure, après cette horrible nuit au motel et ce lugubre dimanche immobile, Patricia avait-elle changé aussi vite et aussi radicalement d’attitude ? Pourtant hier, dans la voiture, je m’étais conduit comme un imbécile, comme un gamin, comme Walter, à faire la gueule en regardant dehors. Elle devait m’en vouloir, penser que, pour moi, tout était fini, par fierté, par orgueil, par bêtise. Alors pourquoi ne me demandait-elle pas de partir ? Est-ce que, finalement, elle avait choisi entre Carver et moi ? Et si elle avait choisi, pourquoi ne le disait-elle pas ?

Veulerie, paresse, facilité ? Je ne sais pas, mais j’ai fini par laisser mes questions en plan. L’essentiel, c’était que Patricia était redevenue gentille et gaie, peut-être même amoureuse. En tout cas, elle ne me demandait pas de partir. L’essentiel, c’était que j’allais rester près d’elle. Bien sûr, je gardais en moi cette blessure d’amour ou d’amour-propre, cette image de ce salopard de Carver couchant avec Patricia pendant que moi, tout feu tout flamme, je préparais mon voyage pour la rejoindre. Mais l’essentiel, c’était que celui qui était près de Patricia aujourd’hui, c’était moi.

A SUIVRE 

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