(…) Et, ce qu’il y a de formidable, c’est que Patricia non plus ne souffrira pas. Elle te l’a expliqué elle-même et en détail : elle va changer sa vie de fond en comble. Ce sera un peu grâce à toi, mais ce sera sans toi. Regarde-la, elle respire le bonheur.
Alors, tout est pour le mieux, pas vrai ? Et la vie va continuer, sans drame, sans souffrance. C’est ce que tu voulais, non ? »
Elle avait raison, la petite voix ; c’était ça la vérité, un scénario, sans engagement personnel. Et je l’avais toujours su.
Je n’avais plus mal, je n’étais ni heureux ni malheureux. Patricia ne m’aimait pas, je ne l’aimais pas. Nous nous aimions bien. Dans quatre jours, nous serions séparés. Ça m’était égal.
Patricia est enfin sortie de la salle de bain. Elle s’était enveloppée d’une serviette serrée sous les bras. Ses cheveux encore mouillés plaqués sur son crâne lui faisaient une sorte de casque blond strié de raies plus sombres et, contrairement à ce que m’avaient fait croire les bruits de salle de bain, elle n’était pas maquillée. Elle souriait.
Ce matin, je la voyais d’un œil différent. Était-ce à cause sa tenue ou de ma toute nouvelle indifférence ? Depuis le lit où j’étais encore allongé, quand je la regardais se déplacer dans la chambre, ouvrir sa valise, s’asseoir à la coiffeuse, se relever, ouvrir les rideaux, aller, venir, je lui trouvais l’air d’une enfant, une petite fille affairée, sans souci, passant d’un jouet à l’autre, d’une trousse à une poupée. Le spectacle était charmant, touchant même, mais je la trouvais à peine jolie, cette nouvelle Patricia, et à ma grande surprise, elle ne provoquait chez moi aucun désir.
Pourtant, à un moment, alors qu’elle passait près du lit, je ne pus m’empêcher de l’attraper par le bras pour la forcer à venir à côté de moi. Sans résister, elle s’assit sur le lit, se pencha vers moi pour déposer sur mes lèvres un rapide baiser et se redresser aussitôt. Je passai une main sous la serviette et tentai de l’attirer vers moi, mais elle résista gentiment :
— Pas maintenant, s’il te plaît, pas maintenant. J’ai rendez-vous au salon de coiffure de l’hôtel dans 20 minutes. Il faut que je m’habille.
Sans amertume aucune, je la laissais se relever. Nous étions des amis à présent, son refus n’avait pas d’importance, ça m’était égal. Pour lui montrer mon absence de rancune, je déposai un chaste baiser sur son front.
— Tu en as bien pour une heure, non ?
— Au moins, peut être deux.
— Alors, je vais en profiter aller à la Flying Tigers. Il faut que je confirme mon vol de vendredi. C’est dans Chambers street, tout en bas. On se retrouve ici tout à l’heure ?
Elle a dit oui. J’ai pris une douche rapide et me suis habillé. Au moment de quitter la chambre, je me suis retourné pour lui faire un petit signe. Elle a souri, elle a fait un petit geste, une sorte d’acquiescement et je suis sorti. C’était la dernière fois que je voyais Patricia.
Les bureaux de la Flying Tigers sont situés au premier étage d’un petit immeuble de quatre étages, au 98 Chambers Street. Sa façade est blanche et propre, hérissée des grands Zigs-Zags métalliques des escaliers de secours. C’est l’un de ces petits immeubles du Financial District construits à l’économie dans les années 30. Il est entièrement occupé par des bureaux. Il y en a presque autant que de fenêtres sur rue. On y accède par un escalier en bois qui dessert un large couloir. De chaque côté, s’alignent des portes brunes marquées du nom du locataire. Au premier étage, sur la deuxième porte à gauche, la face rugissante d’un tigre a été stylisée au pochoir en blanc sur fond bleu. Derrière la porte, il n’y a qu’une pièce, à peine plus grande que la chambre du Biltmore. Elle est séparée en deux parties par un comptoir en bois clair. Au-delà de la séparation, deux bureaux du même bois, encombrés de téléphones, de dossiers, de répertoires tournants, de tasses de café, de mugs à crayons. Derrière le bureau de gauche, une jeune femme, trente ans, jolie, jupe bleu ciel, chemisier blanc et broche à son nom, Ewa. Je reconnais l’uniforme des hôtesses de l’air de la Flying. Au fond, deux fenêtres étroites aux vitres grises de poussière. Sur les deux murs latéraux, un tableau noir couvert d’inscriptions à la craie, un calendrier, des plannings, un planisphère, des affiches touristiques et des photographies d’hommes en tenue de vol posant devant des quadrimoteurs sur fond de montagnes enneigées. Du côté des visiteurs, le mien, dans un coin, une table basse recouvertes de revues, de prospectus, de gobelets en carton et de bouteilles de bière et de coca et deux vieux fauteuils club en cuir craquelé. Enfoncé dans l’un d’entre eux, les pieds sur la table basse, un homme somnole. C’est le bureau local des Flying Tigers.
L’hôtesse est familière et efficace comme c’est toujours le cas à New York. Mon nom est bien enregistré sur le manifeste des passagers, tout a été payé, tout est OK. Est-ce qu’elle peut m’offrir une tasse de café ? Il lui faut seulement vérifier un point avec Idlewild, l’aéroport de départ de mon vol.
— Ça ne sera pas long, Philippe, me dit-elle. Vous pouvez vous asseoir là-bas, si vous voulez. Ah ! Autre chose ! J’ai failli oublier : il y a un message pour vous. Tenez !
Elle me tend une feuille jaune pliée en quatre. Je fais deux pas vers la table, déplie la feuille et, sous la surprise, me laisse tomber dans le fauteuil resté libre. C’est Jean-Louis ! Bon sang ! Jean-Louis ! Ça fait combien de temps que je n’ai pas pensé à lui ? À Hervé, aux autres, à l’Hudson 51 ? Trois semaines, un mois, une éternité.
Salut. Puisque tu lis cette note c’est que tu es bien arrivé à New York. Tant mieux. Quand on t’a vu partir dans cette voiture de flic, on s’est fait un peu de souci. Le lendemain on est revenu au même endroit et on t’a attendu toute la journée mais rien. Moi j’étais pour aller voir la police pour savoir ce que tu étais devenu mais ces salauds de Pied-Noirs n’ont pas voulu. On a voté et j’ai perdu. Alors on est parti vers le nord. On t’a laissé un mot au pavillon français de l’expo de Seattle, mais rien. On espérait aussi que tu serais repassé par Flagstaff, mais rien non plus chez Bill. On a revendu l’Hudson à Flagstaff pour 60 dollars. C’est moi qui ai pris ta part. Je te dois 10 dollars. Tu as le bonjour de Meg et de toute la bande. On ne leur a pas dit que tu avais été embarqué par la police de L.A. Pas vu Tavia. Les pieds noirs ont décidé de partir au Mexique en bus. Ils sont vraiment plein de fric. Hervé et moi, on est resté chez Bill une dizaine de jours. J’ai gagné un peu d’argent en faisant le garde malade pour un alcoolique de la famille de Meg. Ça m’a permis de rentrer en bus à New-York, parce que ras-le bol l’autostop.
Je suis à New-York chez un cousin bulgare qui tient un drugstore 7/11, angle 105ème / Broadway. Je l’aide à la boutique et il me loge à l’étage au-dessus. J’y serai jusqu’au 7 septembre. Si tu veux m’y rejoindre il y a de la place. Je ne sais pas où est Hervé mais je ne me fais pas de souci pour lui. Pas trop de souci non plus pour toi parce que je suis sûr que tu es allé chez ton américaine de Zermatt, vieux cochon. J’espère te voir bientôt au 7/11.
A propos j’ai téléphoné à mes parents. Les tiens les ont appelés pour avoir de tes nouvelles. Ils sont inquiets. Faut dire. Pas un coup de fil ni une carte postale en deux mois, il y a de quoi. Tu charries un peu, mec !!! JLB
A SUIVRE