(…) Quand je suis revenu dans la chambre, Patricia dormait sur le lit, toute habillée. J’ai éteint la lampe de chevet, je me suis couché sans bruit à côté d’elle et, épuisé, je me suis endormi. Plus tard, j’ai senti une caresse dans mon dos. J’ai ouvert les yeux. Au-dessus des grands rideaux, une raie de jour disait que l’aurore était là. Je me suis retourné. Étendue à côté de moi, en chemise de nuit, Patricia avait interrompu sa caresse et, sa main posée sur mon bras, elle me regardait sans sourire, profondément. Je l’ai embrassée et lentement, nous avons fait l’amour, tendrement.
Au matin, je l’avais compris : elle avait raison, c’était fini. Elle ici, moi là-bas, notre histoire n’avait pas d’avenir. Peut-être, si j’avais eu comme elle un projet radical, quitter ma famille, mon pays, peut-être cela aurait-il pu marcher. Mais pour cela, il aurait fallu aussi qu’elle le veuille, et ça, je n’en étais pas du tout certain.
Patricia était dans la salle de bain. À travers la porte, j’entendais les petits bruits tranquilles d’une femme à sa toilette. Clapotis : elle s’étend dans son bain ; cataracte : elle ajoute de l’eau brulante ; ressac : elle se dresse dans la baignoire ; petit choc sourd, elle a posé son pied nu sur le carrelage ; silence : elle essuie lentement chaque partie de son corps ; long souffle mécanique : elle sèche ses cheveux ; chanson douce murmurée, chocs légers contre la faïence, elle s’observe dans le miroir, elle se coiffe, elle se maquille…
Elle est sûrement soulagée de m’avoir tout dit et, elle en est persuadée, de m’avoir convaincu. Elle n’a plus qu’à penser aux quatre jours qui nous restent et à ce que sa nouvelle vie sera dès que je serai parti. Elle est détendue. Tout à l’heure, elle m’emmènera au Guggenheim et nous descendrons la galerie en hélice la main dans la main en regardant des Picasso et des Fernand Léger. Ensuite nous passerons prendre son dossier à l’Institute of Fine Arts, et ce soir, elle téléphonera à Frances. Elle a tout prévu. Elle est heureuse.
Et moi ? Moi, depuis que j’écoute Patricia vivre déjà sans moi dans la salle de bain, j’ai une petite pensée qui commence à remuer dans ma tête. Lentement, elle grandit, grandit, elle s’installe dans mon esprit, et bientôt, la voilà, qui étouffe toutes les autres pensées et devient évidence : au fond, tout ça m’était égal.
Tout ça m’était égal parce que je venais de réaliser qu’au fond de moi, même au plus fort de mes élans amoureux, que je sois en France ou en Amérique, je n’avais jamais envisagé quoi que ce soit d’un quelconque avenir pour moi avec Patricia. Je ne pensais pas l’avoir pas refusé consciemment, cet avenir. Je ne m’étais pas dit : « Tu vas aller en Amérique, tu vas retrouver la fille qui t’a amené dans son lit à Paris, tu vas vivre là-bas quelques jours avec elle et quand ce sera fini, eh bien tant pis, ce sera fini ; tu rentreras chez toi et tu passeras à autre chose !» J’étais amoureux, je le croyais sincèrement et une pensée cynique de cette sorte n’avait pu m’effleurer. Mais, de fait et sans que je l’aie décidé ni même seulement voulu, mon esprit s’était toujours refusé à imaginer le jour pourtant inéluctable de notre séparation ; de même pour le jour suivant, et pour le jour d’après. Ces jours-là, je les avais occultés. Peut-être était-ce par peur de souffrir… « Je l’aime, nous nous aimons, nous allons être séparés, c’est horrible, n’y pensons surtout pas » ?
Mais la petite pensée devenue grande s’est mise à parler. D’une petite voix faussement incertaine, elle a instillé cette question : « Mais, ne crois-tu pas que, plus que la peur de souffrir, c’est la certitude de ne pas souffrir qui t’a animé ? » Elle a réfléchi un court instant puis, à sa propre question, elle a répondu de cette manière : « Tu es amoureux de Patricia, c’est vrai, mais tu es amoureux comme un lycéen, parce que Patricia est jolie, qu’elle est douce, et qu’elle est étrangère. Vous vous rencontrez, vous vous plaisez, vous couchez ensemble et aussitôt, vous êtes séparés. Joli scénario ! Romantique, et tout, et ce n’est pas de la fille que tu tombes amoureux, c’est du scénario. Flatté d’être de ce cliché, tu t’y investis à plein, tu joues ton rôle : tu es mélancolique, tu enfles tes sentiments, tu écris des lettres exaltées, chargées de tristes textes de Bécaud et de Baudelaire, tu dis que tu vas traverser les mers pour la retrouver, tu y crois de plus en plus, et dans les lettres qui te reviennent, tu ne veux pas voir toutes ces petites réticences car elles n’entrent pas dans le scénario. Tu ne comprends pas que ton prétendu amour vient de cette logique qui ne tient pas debout : elle m’aime, puisqu’elle a couché avec moi ; je l’aime parce qu’elle a couché avec moi. Mais Patricia ne t’aime pas puisqu’elle couche avec un autre. Et toi, tu n’aimes pas Patricia. Regarde ! Quand on réfléchit un peu aux quelques semaines que tu viens de passer en Amérique, c’est l’évidence : à chaque nouvelle fille rencontrée, la pensée de Patricia t’attendant à Washington t’a-t-elle freiné le moins du monde dans tes ardeurs ? Et, plus important que ces petites aventures, pas un seul instant tu n’as envisagé de changer ta vie pour rester avec elle, ne serait-ce que pour un temps. Tu ne l’aimes pas assez pour cela ; tu ne l’aimes pas tout court. En réalité, ce que tu voulais sans te l’avouer jamais, c’était passer du temps avec elle, revivre cette journée de Paris et, bien sûr, coucher avec elle. Eh bien, c’est fait ; ça a été bref et plutôt compliqué, mais c’est fait : tu as eu ce que tu voulais. Et tout cela, tu le savais : tu savais que ce n’était pas une histoire d’amour que tu vivais avec elle, que c’était un scénario, un simple scénario duquel il te serait facile de sortir indemne et sans souffrance. Et, ce qu’il y a de formidable, c’est que Patricia non plus ne souffrira pas. Elle te l’a expliqué elle-même et en détail : elle va changer sa vie de fond en comble. Ce sera un peu grâce à toi, mais ce sera sans toi. Regarde-la, elle respire le bonheur.
Alors, tout est pour le mieux, pas vrai ? Et la vie va continuer, sans drame, sans souffrance. C’est ce que tu voulais, non ? »
Elle avait raison, la petite voix ; c’était ça la vérité, un scénario, sans engagement personnel. Et je l’avais toujours su.
A SUIVRE