Go West ! (117)

(…) Je suis à New-York chez un cousin bulgare qui tient un drugstore 7/11, angle 105ème / Broadway. Je l’aide à la boutique et il me loge à l’étage au-dessus. J’y serai jusqu’au 7 septembre. Si tu veux m’y rejoindre il y a de la place.
Je ne sais pas où est Hervé mais je ne me fais pas de souci pour lui. Pas trop de souci non plus pour toi parce que je suis sûr que tu es allé chez ton américaine de Zermatt, vieux cochon. J’espère te voir bientôt au 7/11.
A propos j’ai téléphoné à mes parents. Les tiens les ont appelés pour avoir de tes nouvelles. Ils sont inquiets. Faut dire. Pas un coup de fil ni une carte postale en deux mois, il y a de quoi. Tu charries un peu, mec !!!  Amitiés. JP .

Je pose le papier sur mes genoux et me renverse dans mon fauteuil. Sacré JP. Il dit le contraire mais je suis sûr qu’il se fait un souci du diable. Il faudra que je passe le voir. Ce soir ? Non, demain, plutôt.
— Bonne nouvelle, fils ? Elle t’aime toujours ?
C’est le dormeur qui s’est réveillé. Comment peut-il savoir pour Patricia ? Et puis je comprends la plaisanterie.
— Non, non, ce n’est pas ça, lui dis-je en riant. C’est un ami qui va rentrer en France avec moi. On prend le même avion vendredi prochain.
— Un de la Flying Tigers ? demande le bonhomme. T’es sûr ? Eh bien bonne chance, fils !
L’hôtesse intervient :
— Pete, s’il te plait…
— Quoi, Ewa ? demande Pete. Qu’est-ce qu’il y a, Ewa ?
— Tu as trop bu. Tu devrais rentrer chez toi. Si Franck arrive au bureau et qu’il te voit là, dans cet état, il va te virer définitivement, Pete, et moi avec.
— Ce minable ! Il n’osera jamais. Et puis, il faut bien que ce jeune crétin sache qu’avec Flying Tiger Lines…
— La ferme, Pete !
— Avec Flying Tiger Lines, c’est jamais gagné !
— Ne l’écoutez pas, Philippe. Il ne sait plus ce qu’il dit. Il est complètement soul ! Rentre chez toi, Pete. Tu vas nous attirer des ennuis.
Le type a bu, c’est certain. Mais il me parait encore assez loin de l’état ‘’complètement soul’’, et ce qu’il dit commence à m’inquiéter. Je crains même d’avoir déjà deviné.
— Comment-ça, ‘’c’est jamais gagné’’ ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Rien… Enfin, je me comprends.— Vous voulez dire que la compagnie n’est pas sûre ?
— Ben… si on excepte le fait qu’elle a perdu deux Constellation depuis le début de l’année, la Flying Tigers est la compagnie aérienne la plus sûre à l’est du Mississippi.
— Elle a perdu deux avions ?
— En mars… tous les deux… marrant, non ?
Ewa s’est levée. Elle a passé le comptoir et tente de tirer Pete de son fauteuil.
— Pete ! Sois gentil, s’il te plaît. Sors d’ici !
— D’accord, ma grande, je m’en vais, je m’en vais.
Au moment de sortir, il se retourne vers moi :
— Mais, te fais pas de souci, fils ! Il leur en reste plein, des zincs. Ils vont surement t’en trouver un qui puisse voler jusqu’à Paris. Allez, salut ! Et que Dieu soit avec toi !
Il est sorti. L’hôtesse est revenue à son bureau. Je me penche par-dessus le comptoir :
— Dites, c’est vrai ce qu’il raconte, ce type. Et d’abord qui est-ce ?
— Pete ? C’est un pilote de chez nous. Il vient d’être suspendu de vol pour six mois ; non-respect de je ne sais quelle procédure ; rien de grave. Il ne supporte pas ; il s’ennuie, alors il se soule et il vient au bureau passer le temps.
— Mais ce qu’il dit, là, les deux Constellation ? C’est vrai ?
— Mais non, je vous dis ! Il a bu ! Il dit n’importe quoi. Ça l’amuse de faire peur aux gens.
— Eh bien, bravo ! C’est réussi !
Le téléphone sonne. Ewa décroche. Elle écoute, dit « OK » et se tourne vers moi :
— C’est Idlewild. Votre vol est confirmé. Voilà votre billet.
J’ai dû hésiter un peu parce que, sur un ton situé entre la conviction et l’agacement, Ewa m’a dit en raccrochant
— Écoutez ! La Flying Tigers a les meilleurs pilotes du monde. Ce sont tous des anciens de l’US Air force. Ils ont piloté des jets en Corée et tout ! Je vole sans arrêt comme hôtesse ou comme cliente sur ses avions et croyez-moi, je n’ai aucune appréhension. Alors ? Vous le prenez votre billet ?

La fille était calme et jolie, donc convaincante. Et puis aussi, je voulais la croire. Le moyen de faire autrement pour rentrer à Paris ? Alors je l’ai crue, j’ai pris le billet et j’ai quitté le bureau de Chambers Street, à peu près rassuré.
Depuis, à l’occasion de l’écriture de ce récit, j’ai consulté l’historique de la compagnie : elle avait effectivement perdu deux avions en mars, le 14 et le 15. Après mon retour à Paris du 8 septembre, elle perdrait un troisième Constellation le 23 septembre et un quatrième le 14 décembre. Tout ça en 1962. La grande Ewa était une sacrée menteuse.

Dans le métro, qui me ramène vers Midtown, je suis de bonne humeur. J’ai enfin réglé mon problème avec Patricia. Tout est clair entre nous, et nous avons encore quelques jours à vivre ensemble. Tout à l’heure, on traversera Central Park pour aller au Guggenheim et ce soir, on pourrait essayer de retrouver Jean-Louis pour dîner avec lui.  Quand j’arrive au Biltmore, je jette un coup d’œil au rez-de chaussée dans le salon de coiffure ; elle n’y est pas. Il est midi. Elle doit être prête, maintenant. Je monte au quatorzième étage. La porte 1412 est entr’ouverte. De l’intérieur monte un bruit d’aspirateur. J’entre. Patricia n’est pas là. Une femme de ménage noire s’active dans la chambre. Les serviettes de bain, les draps, les oreillers sont rassemblés sur le lit en in gros tapon. Patricia n’est pas là. Dans la salle de bain non plus. Dans le placard resté ouvert, les cintres en fil de fer pendouillent tristement, déshabillés. Patricia est partie. Mon sac est posé sur la coiffeuse. Mes affaires, veste, chaussures, trousse, sont entassées par-dessus. Sur les vêtements, une enveloppe blanche aux armes du Biltmore. Mon prénom est écrit dessus au crayon. Patricia est partie. Dans l’enveloppe, une feuille, un texte qui commence par Philippe. Je m’assieds sur le coin du lit. La femme de ménage continue à faire du bruit. Ça m’agace. Elle n’y prête pas attention. Patricia est partie.

Philippe,
John est venu me chercher. Il n’y tenait plus de ne plus me voir après notre dispute et quand il ne m’a pas trouvée chez moi, il a téléphoné à Frances. C’est elle qui lui a dit où j’étais.
Il est venu à l’hôtel, dans la chambre. Nous avons beaucoup parlé tous les deux. Il m’a dit qu’il avait beaucoup réfléchi, qu’il avait compris que je n’étais pas heureuse, qu’il m’aimait et qu’il allait tout arranger. Il va quitter sa femme, divorcer et vivre définitivement avec moi. Il me l’a promis. Il me demande seulement d’attendre qu’Olivia soit partie à l’Université de Californie. Si tout va bien, ça devrait être dans à peine plus d’un an. En attendant, il va me prendre un studio en ville près de son cabinet. Comme ça, je pourrai travailler chez lui à mi-temps et suivre en même temps mes études d’art au Georgetown College.
Je lui ai tout avoué à propos de toi et moi. Ça lui a fait un choc terrible. Il a crié, il m’a même giflée, une fois. Après, il a pleuré et moi aussi. Après, il m’a dit qu’il ne pouvait plus vivre sans moi et il m’a pardonnée de l’avoir fait tant souffrir. Moi, je l’aime, j’en suis sûre maintenant. Je veux vivre avec lui et je le lui ai dit.
Tout à l’heure, John et moi, nous allons rentrer à Washington et nous nous mettrons tout de suite à la recherche de ce studio. Je suis heureuse.
John ne voulait pas que je t’écrive, mais je l’ai fait quand même pendant qu’il était à la réception pour payer la chambre.
Ne m’en veux pas trop. Je ne t’ai jamais menti, je ne me suis jamais moquée de toi, je me suis juste trompée sur lui et sur moi.
P.

A SUIVRE…

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